Le pouvoir du chien (The Power of the Dog, 1967) Thomas Savage, Gallmeister (par Léon-Marc Levy)
Le pouvoir du chien (The Power of the Dog, 1967) Traduit de l’américain par Laura Derajinski. 284 p. 9,90 €
Ecrivain(s): Thomas Savage Edition: GallmeisterRoman dérangeant, au sens le plus radical qui soit : qui brise le rang, surtout celui des romans trop souvent convenus des années 60 qui égrènent révoltes, Vietnam, musique et folklore (le roman de Savage date de 1967). La noirceur du propos, la noirceur des âmes, nous rapprocheraient plutôt des grands sudistes, Faulkner en tête, dont nous retrouvons en ombre les grandes familles terriennes décadentes, les personnages cyniques et désespérés. On pense aussi irrésistiblement à Cormac McCarthy et la noirceur, la cruauté de ses personnages. Et pourtant Savage est plus proche par son enfance du Montana, où se tient ce terrible roman. Un personnage en particulier semble droit sorti des figures de l’enfer et qui pourrait être l’un des Snopes de Faulkner, Phil Burbank, cow-boy quadragénaire qui gère, d’une main de fer, avec son frère George, le grand ranch hérité des parents.
Univers d’hommes, d’éleveurs de bétail, rudes, taiseux, le ranch semble fonctionner comme un grand mécanisme dont les rapports interpersonnels sont absents, comme une addition hiérarchisée des solitudes des gens qui viennent travailler un temps, puis s’en vont, remplacés par d’autres, anonymes.
En dehors des quelques personnages principaux, les deux frères et ceux qui leur sont liés dans la famille, on ne saura jamais le nom d’aucun de ces ouvriers agricoles, aucun n’aura jamais le moindre rôle dans l’histoire, masse laborieuse obéissante et inquiète – on est en 1925, le capitalisme prend plein essor avant la catastrophe de la fin de décennie. Savage décrit un monde où le bruit des hommes est dominé par celui du labeur.
Quand le soleil se levait, rouge, et que le gel fuyait la surface de l’herbe courte et sèche, le troupeau était déjà aligné sur près d’un kilomètre ; saisis par la fascination ensorcelante de l’obscurité et l’instant béni de l’aurore qui pousse les hommes à se replier sur eux-mêmes, les employés gardaient le silence, les frères gardaient le silence, écoutant le tap-tap-tap du bétail et le crissement de la sauge écrasée par les sabots fendus ; le couine-couine-couine du cuir des selles et le tintement des chaînes en argent. À l’est au-dessus des collines, le soleil levant éclairait un monde si vaste, si hostile à l’espoir individuel que les jeunes hommes se raccrochaient aux souvenirs de leur maison, des poêles dans les cuisines, des voix maternelles, des pendules dans les salles de classe et des cris d’enfants à l’heure de la récréation.
Et un ange dans ce monde viril et brutal – Peter l’enfant maladroit, timide, solitaire, gracile qui semble incarner la lumière même au sein de cet univers d’obscurité. Mais on sait le destin de Lucifer. Savage inscrit dès le début des lézardes dans l’angélisme du garçon, par exemple sa technique impeccable, presque une passion semble-t-il, pour tuer volailles et lapins.
Il leur tordait le cou, une manière plus clémente, plus sûre et plus propre que la hache et le billot. D’un geste vif, il empoignait une volaille par le cou et tournait son poignet ainsi ; le corps tournoyait deux fois sur lui-même et tombait, décapité, puis sautait, chancelait et se contractait, et la tête abandonnée jetait un œil brillant et effaré à son propre corps tressautant. […] Peter n’éclaboussait jamais de sang sa chemise immaculée ; il envisageait cette aptitude à la propreté comme une préparation de son avenir.
Étrange aptitude, chez un être pétri de douceur et dont la féminité évidente va jusqu’à troubler Phil, renvoyant celui-ci à son trouble essentiel, une homosexualité latente qu’il nie à lui-même avec la plus grande violence, dans une Verneinung – un déni – qui prend la forme d’une des composantes fondamentales de ses haines. Comment le cow-boy viril et fort pourrait-il ? La haine, des autres, de soi, est la matière même dont est pétri Phil. Homophobie, misogynie, racisme, mépris des pauvres, aucune forme de rejet ne lui est épargnée, faisant de ce personnage une sorte de paradigme de la haine moderne.
Pour tout vous dire, il y avait une chose dont Phil était certain : ce jeune garçon avec une serviette sur le bras était une chochotte. Phil l’observa, debout près de la table de six. Un peu trop guindé à son goût, un peu trop pimpant, et cette drôle de petite arrogance. Ce devait être l’image que se faisait le gamin d’un serveur chez les bouffeurs de cuisses de grenouilles, une idée qu’il avait piochée dans un de ces films ou dans une romance idiote de magazine.
Oui, le gamin parlait à la table de six, et oui, le gamin zozotait légèrement comme toutes les chochottes que Phil avait croisées, avec cette façon de savourer leurs propres paroles. Alors bon, certaines personnes peuvent s’entendre avec ce genre-là, tout comme d’autres peuvent s’entendre avec les Juifs ou les négros, et c’est eux que ça regarde. Mais Phil ne pouvait pas les souffrir.
Combat entre le Bien et le Mal ? Oui, mais dans un combat douteux, où les lignes se brouillent, se croisent, vont même jusqu’à s’associer dans le rapprochement irrésistible de Phil et Peter. L’ange blanc et le sombre cow-boy, combat à l’issue des plus incertaines, aux couleurs de la vengeance froide.
Thomas Savage compose un roman étourdissant aux accents bibliques récurrents.
Léon-Marc Levy
Une autre critique du même ouvrage dans La Cause Littéraire : http://www.lacauselitteraire.fr/le-pouvoir-du-chien-thomas-savage
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