Le Poudroiement des conclusions, Cédric Demangeot (par Didier Ayres)
Le Poudroiement des conclusions, Cédric Demangeot, L’Atelier contemporain, février 2020, ill. Ena Lindenbaur, 144 pages, 20 €
Faux-semblants
Pour moi, concevoir un livre comme une entreprise de disqualification du poème au profit de la pensée, est une entreprise plutôt saine, salutaire, qui vaut pour elle-même. Car interroger les faux-semblants de la littérature tel que l’écrit Cédric Demangeot, de la poésie notamment, en critiquant son versant « protorococo », finit par aboutir à une expression saillante, mordante si je puis dire, et qui garde quand même une confiance relative dans le pouvoir d’écrire, dans le poème, et aussi dans la lecture conçue comme moment de création pour le lecteur. J’ai du reste pensé aux Aveux et anathèmes de Cioran, lesquels sont également une combinaison d’idées propres à mettre en doute, à décrire une mise en crise des chimères de l’être, et cela au profit d’un certain désespoir et d’une tension vers la hantise du suicide par exemple. J’ai aussi songé aux pages de Nietzsche, de son Zarathoustra, car le philosophe ne fait confiance à personne ni à rien, quand seules quelques créatures bizarres et inadaptées font un dernier ensemble de disciples à son héros en quelque sorte.
Toujours est-il qu’il faut retenir de tout cela une voie, une possibilité vers la vérité. Les faux-semblants que pourchasse ici le poète se défont en partie grâce à la poésie seule, à son pouvoir de dilatation, d’englobement de ce qui va au-delà d’elle-même – pour finir par apparaître comme un surplomb sur notre énigme.
Les mots « Je n’écris plus », lorsque je les écris, ne signifient peut-être rien d’autre que mon violent dégoût, par moments, de toute espèce de littérature. Je continue cependant d’écrire – ne serait-ce qu’à des inconnus, mes amis : des lettres et ceci.
Il faut aussi noter que le poème arrive à l’existence par les mots. Pour Cédric Demangeot, ils sont une pâte, une espèce d’exuvie humaine, d’émanation de l’atelier du poète, de son artisanat, une matière poétique considérée d’abord comme organicité, morphologie matérielle de la pensée. Le poète selon lui ne peut se passer de travailler dans une continuité vers l’objet de sa quête, une recherche de l’agrandissement de son propre territoire, en dépit d’une confiance limitée dans la poésie.
J’ai pris ainsi plaisir à cette lecture, en ce sens qu’elle est parole de poète, d’autant que je partage parfaitement cette idée que l’activité de lire est aussi une activité de création. Car comme lecteur on attend les moments en suspens qui font le mystère du poème, on écrit avec le poète ce qui devient sa propre poésie, on partage l’existence de l’écrivain, ses doutes, son humour, sa vision du monde, son univers symbolique que l’on ramène au sien. Tout participe à faire de nous un créateur du texte que l’on lit.
On se vide aussi dans le livre qu’on lit.
Le livre qu’on lit : connaître qu’on est en train de l’écrire.
On peut écrire un seul poème ou mille. On peut le faire habile ou maladroit, court ou long, noir ou blanc – peu importe à la fin. Pourvu qu’il soit irremplaçable – et qu’il désarme son lecteur dès le second mot.
En fait, avec ce Poudroiement des conclusions on assiste à une prise de position pour une vérité en poésie, fût-elle une négation de tout, et de la sorte on voit combien elle détient le pouvoir de restituer la vérité du monde, où sa plastique en appelle jusqu’à la négation, à une forme artistique de théologie négative.
Que l’auteur se sente, qui sait ? un des invités de Zarathoustra dans sa grotte mythique, ou qu’il se resserre sur une physiologie assumée du texte et de la pratique des livres, écrire et lire, il lui reste quoi qu’on en dise une nécessité de la beauté, beauté considérée comme un alcool, un souffle, une sorte d’opium qui conduit au sommeil, où le monde et la littérature se confondent dans une ébriété volontaire. C’est là sans doute qu’est la pharmacie ambiguë du poème, secret de la vérité comme un artifice, un mensonge, un mensonge qui dirait vrai.
Lorsqu’on lit, à peu près de la manière que lorsqu’on écrit, on est avec personne. Dans une conversation inespérée, d’une folle impudeur, d’une inquiétante profondeur. Et dont on voudrait, par instants, qu’elle n’ait pas de fin.
Quelques mots encore pour dire l’intérêt intellectuel que j’ai pris aux images qui accompagnent le livre. Il m’a semblé que la technique était celle du sténogramme, et en cela je trouve que c’est peut-être l’idée transversale du recueil : c’est-à-dire que le poème, comme le trait du dessin, saisit le réel sans regard sur la page, car le sténogramme ne se détache pas de son modèle. Le dessin absorbe dès lors la réalité, comme le poème absorbe son idée. Ainsi, c’est à cette lutte du faux-semblant et de la réalité que l’on assiste comme témoin agissant.
Didier Ayres
- Vu: 1970