Le poids du cœur, Rosa Montero
Le poids du cœur, janvier 2016, trad. espagnol Myriam Chirousse (El peso del corazón, Seix Barral), 357 p. 22€
Ecrivain(s): Rosa Montero Edition: Métailié
Rosa Montero sait avec adresse naviguer d’un genre littéraire à l’autre et a un certain goût pour les récits qui permettent d’interroger le présent et le destin de l’humain en nos temps incertains et passablement troublés. C’est ainsi qu’elle s’est glissée il y a quelques années dans la peau de Bruna Husky, la réplicante de combat, mi-humaine mi-machine, femme d’action soumise à la violence de ses propres questionnements sur la vie – sa vie de « rep », limitée à 10 années et construite sur une mémoire fabriquée par d’autres – mais aussi habitée d’une colère permanente contre les violences mises en œuvre, intentionnellement ou pas, par un gouvernement mondial élitiste et manipulateur qui contrôle étroitement l’information comme les personnes, humaines ou non-humaines.
Encombrée et soutenue par les faux souvenirs que son mémoriste a programmés en elle, Bruna est obsédée par le compte à rebours des jours qui lui restent à vivre (3 ans, 10 mois et 14 jours au début du récit), et fréquente plus d’humains que de « reps », malgré toutes les douloureuses ambiguïtés qu’il peut y avoir dans l’attachement entre humains et reps.
Sur de faux souvenirs, sur des souvenirs empruntés, Bruna se construit aussi une vraie mémoire, dont on finit par ne plus savoir si elle est humaine ou numérique. Il y a quelque chose de « soixante-huitard » chez la rep de combat reconvertie en détective qui semble parfois chercher à remplacer la guerre par l’amour. Surhumaine par ses capacités physiques ou intellectuelles (et à cause d’elles très peu appréciée), Bruna est aussi fragile que bien des humains dans son besoin de reconnaissance, de sens et d’avenir.
Nous sommes dans la première décennie du XXIIe siècle, précisément en 2109, et le gouvernement des Etats-Unis de la Terre a renoncé il y a des décennies à l’énergie nucléaire, le problème des déchets n’ayant jamais trouvé de solution vraiment viable. Ceux-ci ont été enterrés loin, très loin, en un lieu inconnu mais qui n’expose plus les humains. Pourquoi alors Gabi Orlov, la gamine russe dont Bruna s’est vue malgré elle confié la garde, a-t-elle visiblement été exposée à de fortes radiations, condamnant sa vie à une brièveté révoltante ? Pourquoi les informations la concernant sont-elles si vite et si systématiquement effacées de toutes les bases de données existantes ?
Nous voilà embarqués dans une enquête aventureuse qui nous laisse peu de repos, nous imposant ses péripéties et nous interrogeant sur notre bien fragile humanité – pas toujours si « humaine » –, sur la fragilité aussi de notre monde écartelé entre fanatisme dictatorial et extrémisme libéral, entre fatalisme sécuritaire et confort technologique, entre croissance et épuisement.
L’écriture soignée, efficace et fluide de Rosa Montero sait magnifiquement privilégier le récit (merci à la traduction de Myriam Chirousse, devenue la voix française de Rosa Montero depuis 2008 avec Le Roi transparent), et nous séduit à nouveau par son talent de conteuse, de créatrice de mondes pas purement imaginaires dans lesquels se reflète notre monde trop réel. Les lecteurs qui ne sont pas familiers du monde de la SF pourront découvrir la richesse de cet univers auquel emprunte l’auteur, celles et ceux qui en sont plus familiers se réjouiront de voir le genre sortir des limites que lui imposent parfois les « autorités littéraires », le cantonnant dans une zone des lettres trop cinématographique pour ne pas être suspecte, à l’instar de la zone zéro à laquelle la petite Gabi échappera grâce à Bruna.
Le futur vient toujours du passé. D’un passé et d’un ailleurs plus ou moins lointain. Il vient aussi surtout du présent. Un présent trop indéchiffrable, veulent croire certains, pour que l’on puisse imaginer de quoi sera fait notre futur. C’est très clairement le cas pour ce Poids du cœur qui renoue avec les personnages Des larmes sous la pluie. En lisant l’un et l’autre, on peut en effet être amené à remonter le temps, pas seulement celui du récit, mais celui de l’œuvre et de ses références et de ses sources, implicites ou explicites. Au départ, un récit de Philip K. Dick, Do Androids Dream of Electric Sheep ? (1968) qui servira de base à un film devenu culte malgré (ou grâce à) ses aventures avec la production et la distribution, Blade Runner de Ridley Scott (1982, puis 1992 puis 2007). Et puis surtout notre monde actuel, avec son irrépressible croissance démographique, ses emballements technologiques, ses dérives politiques et son aveuglement environnemental.
Marc Ossorguine
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