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Le Poète de Pondichéry – Histoire spectrale (par Patrick Abraham)

Ecrit par Patrick Abraham 15.05.20 dans Nouvelles, La Une CED, Ecriture

Le Poète de Pondichéry – Histoire spectrale (par Patrick Abraham)

 

« – Vieux, pauvre et mauvais poète, ah ! monsieur, quel rôle ! – Je le conçois, mais je suis entraîné malgré moi… ».

Diderot, Jacques le Fataliste

 

Le Poète de Pondichéry, après sa deuxième déconvenue, puisqu’il est suffisamment riche maintenant et qu’il n’a l’intention ni de renoncer à écrire ni de vivre au milieu de barbouilleurs dont les succès et les prétentions l’humilient (il n’a en réalité presque rien lu de Diderot et ne lui a témoigné de l’admiration, lors de ses visites, à douze ans d’intervalle, que par tactique), décide de retourner dans ce comptoir indien où, somme toute, s’il s’est ennuyé en édifiant sa fortune, il ne s’est pas trop déplu. Il n’emporte aucune pacotille dans ce second voyage.

Il retrouve sa villa non loin de la mer avec son jardin aux arbres exubérants et ses jeunes serviteurs à la peau soyeuse, quittés dix mois plus tôt. Il songe à se marier – mais que les demoiselles épousables qu’on lui propose lui semblent sottes ! Il évite de frayer, outre le nécessaire, avec la société française puisqu’elle ne lui est plus utile sans pour autant avoir envie de se mêler à la population locale. Il se morfond. Les derniers recueils de l’abbé Delille et du chevalier de Parny sont annotés avec soin. Plusieurs caisses de vin de Madère, qu’un ami lui enverra de Goa, ont été commandées. La brève somptuosité des crépuscules, la douceur des matins l’envoûtent, mais que certaines journées, que certaines soirées s’étirent ! Les chaleurs de juin et de juillet, les moustiques, les rituels incompréhensibles, les querelles religieuses, la cupidité brutale de ses compatriotes, les pluies violentes de décembre l’agacent ou l’accablent. Il se console d’avoir décampé de Paris en alignant des vers toujours aussi détestables, il ne se le dissimule pas, mais comme il n’y a personne ici à qui il puisse les déclamer, car la poésie n’intéresse ici personne, il feint de s’en moquer.

Un matin, au saut du lit, une surprise l’attend : il se sent lourd et nauséeux, son souffle s’obstrue, sa langue s’empâte, le moindre effort l’épuise – aurait-il trop bu la veille avec un Administrateur quelconque dont les bavardages l’assomment mais dont le bordeaux est meilleur que le sien ou avec un trafiquant hollandais en route pour Batavia ? Soudain, à peine habillé, il s’effondre dans son salon à l’effroi de ses serviteurs. Quand il reprend conscience, tout s’est modifié, ses serviteurs à la peau soyeuse ont disparu, il ne reconnaît plus rien quoiqu’il lui soit encore possible, mais pour quelle durée ? de se reconnaître. Il a été, ô miracle ! transplanté en une autre époque, son passé récent ou plus ancien sinon effacé du moins envahi d’un étrange brouillard qui s’intensifie ou s’illumine selon les heures. Il s’en épouvante, au début, titubant et tremblant entre les meubles tel un homme à moitié aveugle dont la mémoire, sans sombrer tout à fait, serait ballottée sur un lac obscur, puis, comme il est poète bien que fort plat, il s’y résigne et s’en arrange.

Encore peu ingambe, le Poète de Pondichéry referme le portail de son jardin. L’après-midi s’allonge. Sa rue en général paisible conduit au boulevard littoral. Que sa vêture et son allure n’étonnent personne l’étonne. Car quant à lui, tout l’ahurit – le bruit et les odeurs des boîtes métalliques utilisées comme véhicules, ces vrombissements, ces glapissements, cette frénésie à se mouvoir si différents des habitudes assoupies de la bourgade où il voulait achever ses jours : que les embarras de Paris sont bénins à cette aune ! constate-t-il en échappant à cinq ou six reprises à un écrasement ; les enseignes criardes des boutiques de son quartier, et la tonitruante musique d’un temple ; les câbles attachés au sommet de hauts pieux où se perchent des corbeaux ; les baraques biscornues remplaçant les commodes maisons traditionnelles ; l’accoutrement des passants, enfin, qui lui donne l’impression de parcourir un asile de fous. Il lui faut plusieurs minutes pour saisir que si son apparence laisse imperturbable, c’est qu’on ne le voit pas – qu’il voit, lui, et hélas entend ! mais qu’il n’est plus rien pour autrui et que des yeux le traversent comme s’il n’existait pas. Il s’en effare ; puis il l’admet. Peu importe où cela aboutira, au fond. Quand on est transparent, qu’on n’a plus de corps – quel pouvoir conserve la mort ?

Le Poète de Pondichéry parvient au boulevard littoral tandis que le soleil se couche derrière les toits désordonnés de la ville. La foule nombreuse, colorée, jacassante ravive des souvenirs, mais vagues, si vagues. Ses compatriotes sont invisibles, ou presque, et les rares qu’il lui arrive de croiser, sans certitude d’identification, sont les plus grotesquement costumés. Une énorme statue protégée par un dais de pierre s’élève sur un piédestal entouré de colonnes à l’endroit du débarcadère. Elle représente un homme déjà âgé en dhoti et à lunettes, le crâne chauve, dans l’attitude d’un pénitent convaincu. Des chiens somnolent à ses pieds, des enfants chahutent, des bandes de camarades se pavanent dans des poses bizarres en tendant devant eux un étui rectangulaire avec lequel ils ont aussi d’interminables conversations. Il se dit qu’il n’aimerait pas être emprisonné dans un siècle pareil mais que par bonheur cette errance ou ce rêve se concluront dans un moment. Il sourit à des visages qui ne lui sourient pas. Il voudrait toucher un bras, une épaule, une joue mais ne palperait que le vide. Un nom, un tic, des gestes particuliers surgissent puis ces images s’estompent. Oui. Ses serviteurs ! Il croit les apercevoir à chaque instant parmi la foule : comme ces jeunes gens enlacés ou se tenant par le petit doigt répètent le même charmant modèle ! Il souhaiterait qu’on se précipite vers lui pour l’interroger sur sa santé, qu’on se prosterne devant lui – mais non, il s’est trompé : comme ces lueurs sont floues et comme celui qu’il a été le fuit.

Le boulevard littoral bifurque sur la droite pour s’enfoncer dans la ville au niveau d’un square où trône une autre statue, plus familière, celle-ci. Le Poète de Pondichéry gravit quelques marches et continue son chemin sur une allée sableuse que bordent de gros rochers ; trois ou quatre balcons d’un bâtiment verdâtre sont éclairés ; des promeneurs, des vendeurs de boustifaille déambulent ; des constructions indécises ou délabrées, marquées d’humidité, surplombent un grillage ; sur la terrasse d’une gargote des consommateurs s’interpellent ; au-delà d’une jetée, un phare essuie la mer. L’allée s’arrête soudain. Un escalier descend jusqu’à une petite plage ; des barques, des cordages, des filets jonchent le sable parmi des détritus ; la lune permet de s’y repérer presque normalement ; sous la jetée, des voix s’exclament. Le Poète de Pondichéry s’adosse à une barque – ou une chaloupe. On devine au large des feux de pêcheurs. Il pourrait s’inquiéter, se demander quand et comment il récupérera ses manuscrits, divers bibelots qui lui sont chers – et si on le lui livre en son absence, qui profitera de son précieux madère ? Ces questions l’effleurent sans l’attrister comme si elles ne s’adressaient plus à lui ou qu’y répondre prêterait à rire dans sa situation. La journée a été fatigante, une brise rafraîchit, la rumeur de la ville s’étouffe, les voix sous la jetée se sont tues ou la bière a abruti leurs possesseurs : il s’endort dans la monotonie du ressac.

Un balancement le réveille après plusieurs précaires ou trop précoces sorties du sommeil où les faciles pérégrinations du songe, lui a-t-il semblé, avaient quelque lien avec le monde réel – si tant que persiste un monde réel. Le ciel grisaille, un vent agréable caresse. Le Poète de Pondichéry se redresse et découvre avec stupéfaction, avec terreur, avec ravissement qu’il dérive en pleine mer, non plus appuyé contre cette barque mais dans celle-ci, distante du rivage d’une bonne demi-lieue. Malgré les nuages, les flots restent calmes. Les feux devinés se sont éteints. Il se souvient d’une ombre penchée sur lui et lui parlant : ainsi pour une personne au moins garde-t-il chair, matière, humanité ? L’ombre s’est installée à ses côtés et a déboutonné le col de sa chemise, ou davantage. Avec une force invraisemblable, elle a poussé la barque sur le sable et l’y a rejoint – puis tout se brouille. Cette ombre à peine entrevue, écoutée, que son sommeil a peut-être inventée, lui rappelle l’un de ses serviteurs à la peau soyeuse – son préféré ; elle lui rappelle un apprenti forgeron bâillant sur le seuil d’un atelier dans la période où il croyait en son avenir de rimailleur, bien avant de consulter Diderot ; elle lui rappelle un garçon taciturne avec lequel il avait coutume de s’enivrer dans un cabaret proche de la Sorbonne, aux alentours de ses trente ans ; elle lui rappelle un chevrier de son village natal dont les manières l’intimidaient autant qu’elles le captivaient ; elle lui rappelle un matelot juché sur le mât d’un cotre dans un port grec, le saluant avec de grands signes ; un marchand de mangues au torse nu dans une venelle de Colombo ; un nettoyeur d’égouts rieur à Bombay ; un batelier borgne de Bénarès ; un punkah-wallah muet de Calcutta.

Bien qu’il n’ait rien avalé depuis plus de vingt heures, le Poète de Pondichéry n’a ni faim ni soif. D’ailleurs, une rapide inspection lui a permis de constater que la chaloupe ne contenait ni eau ni provision et qu’on l’avait délestée de ses rames. Le soleil brûlera dans un court délai, ou une bourrasque chavirera l’embarcation comme on peut le redouter à la couleur du ciel. La côte se distingue de moins en moins. Malgré ces périls, aucune angoisse ne l’étreint. Qu’a-t-il à craindre puisqu’excepté pour cette ombre à l’individualité douteuse sa substance s’est perdue – fantôme, leurre pour soi-même, canoteur des limbes ? Une phrase, un vers, une strophe se forment en lui au spectacle de la vaste étendue respirante, de l’horizon voilé, et il ose espérer que cette strophe encore chargée de réminiscences, pour la première fois, résisterait à l’examen d’un philosophe. Alors, comme il n’a que le bois à la peinture écaillée de la barque et la changeante surface de la mer pour la transcrire, que le tangage s’accentue et qu’il oublie vite, si vite, ô porosité des choses, faiblesse de la pensée ! il se la chantonne pour l’apprendre par cœur.

 

Patrick Abraham

 

 

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