Le Petit Sapin de Noël, Stella Gibbons (par Catherine Dutigny)
Le Petit Sapin de Noël, novembre 2018, trad. anglais Philippe Giraudon, 304 pages, 19 €
Ecrivain(s): Stella Gibbons Edition: Héloïse D'Ormesson
Un titre peut en cacher un autre. Ce recueil de nouvelles aurait peut-être mérité, pour être plus conforme à son contenu, une traduction littérale de son titre anglais Christmas at Cold Comfort Farm and other Stories, car le « other stories » est de loin beaucoup plus intéressant que la première histoire assez convenue, Le Petit Sapin de Noël. Un texte qui fait écho au premier roman de Stella Gibbons publié en 1934, Cold Comfort Farm, roman qui valut à l’auteure le Prix Femina-Vie Heureuse, la même année (prix créé en 1904 pour contrebalancer le prix Goncourt jugé trop misogyne).
Sans bouder les aventures de Miss Rhoda Harting, vieille fille romancière de trente-trois ans, qui s’apprête à fêter en célibataire dans sa campagne anglaise le réveillon du 24 décembre, on se passionne davantage pour les quatorze autres récits dont le sujet principal est la vie de couple ou plutôt l’incroyable et récurrente difficulté de vivre une vie de couple épanouie.
Écrites dans l’entre-deux-guerres et publiées en 1940, ces nouvelles reflètent un moment de l’histoire des femmes particulièrement complexe et soumis à de multiples influences contradictoires.
D’un côté, en simplifiant à l’extrême, on constate une émancipation courte et relative acquise pendant la Première Guerre mondiale quand elles remplacèrent, en particulier dans les usines, les hommes partis combattre l’ennemi sur le continent qui se heurte à des traces toujours très vives d’une éducation et d’une morale victoriennes régnant sur les comportements de l’Angleterre rurale et provinciale.
De l’autre, surtout en milieu urbain, le rôle des suffragettes, leur influence sur une partie (la plus aisée) de la bonne société britannique pendant La Belle Époque avec l’apparition de rapports moins conventionnels entre les femmes et les hommes et la montée en puissance de revendications sociales et professionnelles, le tout sur fond d’interdit sexuel soumis au diktat : on flirte, mais on ne couche pas.
C’est dans ce contexte aux frontières encore mal dessinées, aux courants de pensées antagonistes que les héroïnes de Stella Gibbons tentent de faire des choix de vie et de les assumer.
Avec son profil et son regard d’oiseau de proie, rien de ces contradictions n’échappe à Stella Gibbons. Sous l’humour « so british » qui ne manque ni d’acidité ni de cruauté, elle dénonce aussi bien les excès des contraintes et œillères victoriennes que les errements des tentatives d’émancipation d’une génération qui se donne des allures affranchies mais qui compte en bout de course toujours sur les hommes pour assurer dans le couple, stabilité matérielle et sentimentale.
Que l’on ne s’y trompe pas, Stella Gibbons se moque, dénonce, se joue des convenances sclérosantes comme elle se joue des modes, des postures intello-progressistes pour ne donner raison à personne. Bien au contraire. À titre d’exemple voici un extrait de la nouvelle La part du gâteau où l’héroïne, Jenny Roscoe, jeune femme « libérée » et carriériste, rend visite à une ancienne suffragette, Miss Allworton :
« Quel trou déprimant ! pensa-t-elle en regardant les lumières assourdies de la maison d’en face. Remercions le Ciel pour l’argent, la jeunesse, l’intelligence, le chauffage central, les aspirateurs et les réfrigérateurs […] Il doit être triste de tomber aussi bas, après avoir cru qu’on allait révolutionner le monde en 1913. Mais elles étaient si bêtes, ces suffragettes et ces féministes. Toutes en proie à la manie masculine de protester, toutes habillées en hommes alors qu’elles détestaient les hommes… Elles renonçaient à tout le plaisir qu’il y a à être une femme […] Ma génération en revanche, a poussé à sa perfection l’art de manger son gâteau. Nous avons des métiers d’hommes, des salaires d’hommes, avec le plaisir d’être une femme par-dessus le marché. Les heureuses gagnantes, c’est nous ! » (p.276).
Mais c’est la fin de cette même nouvelle qui laissera les lecteurs et lectrices du XXIesiècle pantois : la jeune femme libérée et qui mange sa part du gâteau, se mange également une gifle assénée par son mari afin de la ramener à la réalité d’une vie de couple où chacun désormais saura tenir sa place et respectera les convenances. Une gifle qu’elle finit par juger méritée (#MeToo, au secours !).
Cette approche du féminisme de l’entre-deux-guerres, les oppositions relevées au fil de la lecture entre les différents types d’activismes et les premières luttes contre un pouvoir essentiellement masculin nous renvoient à nos propres débats actuels. Des questions émergent. Quels sont les points communs entre Jenny Roscoe et Miss Allworton, pour ne prendre que deux des héroïnes de Stella Gibbons, comme l’on se demande aujourd’hui quels sont les points communs entre Gisèle Halimi et Virginie Despentes ? Le pluralisme dans les mouvements du féminisme ne semble pas près de s’arrêter.
Si certaines de ces nouvelles datent plus que d’autres, le style élégant et plein de malice, particulièrement bien rendu par la traduction de Philippe Giraudon, est sur l’ensemble du recueil un régal, et lorsque l’on lit sous la plume pétillante de Stella Gibbons : « C’était à peu près la cinq millième fois qu’elle brossait le chapeau de Peter, et ce serait la dernière. Ils étaient mariés depuis plus de vingt ans. Elle était fatiguée de ce mariage, fatiguée de Peter. Calme, content de lui, dénué d’ambition et de cette grâce de l’insatisfaction qui est la clé du progrès, il avait perdu son individualité pour devenir l’archétype de millions de maris. Mrs Carter allait vivre sa propre vie », on peut s’attendre au pire pour cette pauvre Mrs Carter et l’on ne sera pas déçu ! À lire, avec bien entendu à portée de main, « a nice cup of tea ».
Catherine Dutigny
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