Le petit fiancé, récits du Ghetto de New York Abraham Cahan (par Léon-Marc Levy)
Le petit fiancé (The Imported Bridegroom and Other Stories of The New York Ghetto, 1898), Abraham Cahan, traduit de l’américain par Isabelle Rozenbaumas, 177 pages
Edition: ZoeUn court roman et une courte novella nous plongent dans une tradition aussi ancienne que la culture juive d’Europe centrale : le conte, le récit imaginaire dans les faits mais qui plonge ses racines au plus profond de la réalité juive dans l’aventure de l’exil auquel l’antisémitisme l’a contrainte. Deux joyaux, disons-le d’entrée, d’une vie, d’un esprit, d’une ironie de chaque page, de chaque ligne, qui ne peuvent que réjouir pleinement le lecteur le plus exigeant.
Le Petit Fiancé est un chef-d’œuvre de condensation littéraire. Dans une économie de moyens stupéfiante, Cahan nous emmène dans une histoire qui, de New York à Pravly, et retour, concentre magistralement le destin des Juifs émigrés en Amérique à la fin du XIXème siècle. Le fait même d’inscrire cette histoire dans un aller-retour entre la modernité grandissante de la grande ville américaine et le bourg du pays d’origine, produit un effet saisissant non d’éloignement géographique mais temporel. Le vieux Azriel plonge dans le temps, dans sa mémoire – et dans celle de milliers d’émigrés - quand il redécouvre 35 ans plus tard les rues et ruelles de Pravly, stupéfait par l’exiguïté des lieux, rétrécis par les années passées dans les vastes avenues new-yorkaises.
Il trouve plusieurs choses qui s’étaient estompées de l’image qu’il avait entretenue de ce lieu, et à leur vue, son âme fut encore plus profondément qu’à celles qu’il se faisait une joie de retrouver. Une seule d’entre elles le décontenança. En effet, ceci étant bien la ruelle de la synagogue, toujours aussi pleine de flaques ; mais quelle était cette impression ? Il se souvenait parfaitement de cette petite allée qui bifurquait par derrière ; et toutefois elle était complètement différente. Sa longueur s’était transformée en sa largeur. (In le petit fiancé)
Voyage mémoriel, c’est dans la visite des morts qu’Azriel trouve les plus profonds échos à son passé. Les morts ne sont pas emportés dans la fuite du temps. Immobiles, ils restent là où on les attendait, dans leurs tombes et dans le souvenir. Ils témoignent d’un passé qui, lui, ne s’est pas enfui, ne s’est pas transformé, ne s’est pas déformé. Les morts renvoient à l’éternité, celle que l’exilé a conservé intacte et puissante. La chaîne des noms gravés sur les stèles porte en incrustation la chaîne de la dette, du regret et du passé ressuscité, comme dans un assaut de mémoire affective.
Alors qu’il s’arrêtait pour déchiffrer les inscriptions hébraïques, il courbait ici cérémonieusement la tête, en une réminiscence déchirante, laissait ailleurs exhaler un soupir, ou encore frappait dans ses mains, sous l’effet d’une funeste surprise. (In Le petit fiancé)
Métaphorique est le rétrécissement des lieux. Il préfigure les rencontres avec les gens d’autrefois, ceux qui sont encore là, ni morts, ni exilés, et dont l’étroitesse d’esprit va le frapper autant que celle des rues. Mais au milieu de cette grisaille poussiéreuse, Azriel est ébloui par un joyau, un jeune savant de la Loi hors du commun, qu’il va s’empresser d’« importer » à New York pour le fiancer à sa jeune fille.
C’est là le cœur du propos de ces deux textes : la perte de soi. L’exil se transforme en machine à broyer tout ce qui le touche. Racines, croyances, culture originelle, la pâte dont sont faits les hommes, tout est aspiré, avalé, phagocyté par le lieu d’accueil qui se transforme en une sorte de monstre avide, d’ogre, de dieu terrible et omnipotent. La métamorphose en œuvre produit un être différent qui se souvient à peine de la souche originelle. L’ange devient yankee, le sage est possédé par les passions du monde, le mystique s’abime dans la matérialité. Les restes de la mémoire font avec le nouveau monde comme des archipels secrets, à peine visibles. Comme dans cette scène d’un atelier de femmes.
Peu après, la fille qui était près d’elle et, jusque-là, chantait avec ravissement « I have a girl in Baltimore » (j’ai une petite amie à Baltimore) sur un air hybride entremêlant la mélodie originale de la chanson et la tension hautement mélancolique d’une prière hébraïque, bascula soudain vers la plus russe de toutes les chansons populaires russes, « Près du petit ruisseau, près du petit pont, l’herbe poussait ». (In Circonstances)
Mais avec Abraham Cahan, même la métamorphose ne fait pas forcément des monstres.
Léon-Marc Levy
- Vu : 2155