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Le Père, La Mère, Le Fils, Florian Zeller (par Didier Ayres)

Ecrit par Didier Ayres le 19.11.19 dans La Une CED, Les Chroniques, Les Livres

Le Père, La Mère, Le Fils, Florian Zeller, Gallimard, octobre 2019, 240 pages, 16 €

Le Père, La Mère, Le Fils, Florian Zeller (par Didier Ayres)

 

Théâtre, topique du rêve

J’ai abordé la trilogie des pièces de Florian Zeller consacrées à la famille par ce qui en fait le centre du livre, c’est-à-dire le texte La Mère. J’ai procédé ainsi parce que j’ai moi-même écrit un texte sur la physionomie intime de la mère, et j’espérais être en résonance avec le sujet. Cependant, la comparaison s’arrête là car ce texte, à la fois naturaliste et onirique, faisant peut-être le saut du Songe de Strindberg jusqu’à la Hedda Gabler d’Ibsen, est très personnel à l’auteur. Il n’y aurait en commun que la crise à laquelle nous assistons. Crise qui se décrit comme une limite à la santé mentale de la mère, légèrement abusive avec son fils, et dont le psychisme semble marqué par des moments de perte de contrôle et de répétitions névrotiques.

Nous sommes ainsi le lecteur/spectateur d’une pièce qui joue sur la banalité d’une scène réaliste d’un couple de la classe moyenne, en devinant derrière cette conversation une pointe d’étrangeté et de mystère, en tous cas quelque chose de caché. Pour ma part j’y ai vu un rêve, autant grâce à ce grand réalisme qu’ont toujours les rêves pour le rêveur qu’à la condensation de certains personnages, La Fille notamment. L’aspect déréglé du récit n’hésite pas à refaire/relire la scène déjà écoulée, perdre le lecteur/spectateur dans des deuxièmes fois qui perturbent la narration conventionnelle, et en fait effectivement une scène rêvée, une topique de l’inconscient.

Et cela n’empêche nullement que l’on puisse trouver dans cette pièce un arrière-goût naturaliste, mais soudoyé, défait par une façon particulière de traiter l’écoulement chronique et conventionnel du texte. Le lecteur/spectateur, témoin de l’auteur, se confronte à une dramaturgie où pour saisir une réalité il faudrait saturer le récit d’impressions rêvées. Cette manière du reste pourrait s’apparenter à la méthode du cubisme analytique en peinture, où l’on peut voir la chose ou l’être en même temps sous plusieurs angles.

C’est là que se trouve la tension dramatique, à l’image peut-être de La Chatte sur un toit brûlant de Tennessee Williams.

 

La mère : Qu’est-ce qui se passe ?

Le père : Doucement.

La mère : On est où ?

Le père : Tu as dormi pendant… Tu as pris trop de somnifères, ma chérie. Tu as dormi toute la journée.

La mère : Mais on est où ?

Le père : Je vais prévenir l’infirmière. Je vais lui dire que tu es réveillée.

 

Bien sûr on pense nettement à Une femme sous influence pour l’aspect trouble qu’induit la psychologie narcissique et infantile de la mère. Par ailleurs, on ne se décide pas tout à fait à la considérer comme folle ; elle vacille, elle tangue, elle va, vient, revient, part dans ses répétitions presque musicales à l’oreille du lecteur, mais reste toujours bornée par des faits, une factualité objective, un réalisme qui finit par en devenir suspect.

Ce théâtre se rapprocherait probablement de la littérature théâtrale anglaise, Pinter, Bond, plus que de la dramaturgie allemande dont l’aspect éclaté des formes correspond moins – je pense à Jelinek, Strauss ou Bernhardt. Toujours est-il que la détérioration de l’univers de la mère fait d’elle un être instable et donc théâtral, obsessionnel, sujet à l’angoisse. Elle joue son jeu de folle en un sens. C’est de cette sorte de rapport freudien que j’ai, quant à moi, imaginé une mère de théâtre.

Cette œuvre de Florian Zeller cherche à démonter les stratégies mentales des névroses familiales, campe par des faits intangibles, souvent à la limite inquiétante de la trivialité littéraire, comment le régime de notre propre réalité contingente bascule parfois et sombre dans l’étrangeté. Ce texte altère l’étoffe du réel, et nous redonne à voir ce réel doutant, fragile, tremblant, troué, étrange et menaçant.

 

Didier Ayres

 

 

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A propos du rédacteur

Didier Ayres

 

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Rédacteur

domaines : littérature française et étrangère

genres : poésie, théâtre, arts

période : XXème, XXIème

 

Didier Ayres est né le 31 octobre 1963 à Paris et est diplômé d'une thèse de troisième cycle sur B. M. Koltès. Il a voyagé dans sa jeunesse dans des pays lointains, où il a commencé d'écrire. Après des années de recherches tant du point de vue moral qu'esthétique, il a trouvé une assiette dans l'activité de poète. Il a publié essentiellement chez Arfuyen.  Il écrit aussi pour le théâtre. L'auteur vit actuellement en Limousin. Il dirige la revue L'Hôte avec sa compagne. Il chronique sur le web magazine La Cause Littéraire.