Le Palais de glace, Tarjei Vesaas (par Léon-Marc Levy)
Le Palais de glace, Tarjei Vesaas, Actes Sud Babel, 2016, trad. norvégien, Jean-Baptiste Coursaud, 219 pages, 7,70 €
Ecrivain(s): Tarjei Vesaas
Roman poétique, poésie romanesque, Tarjei Vesaas nous offre un modèle du genre tant l’histoire racontée est attachante et forte et la langue d’une beauté à la fois éthérée et puissante. La bulle de glace qui se forme à la tête de la cascade, créant une authentique demeure naturelle de cristal, une protubérance creuse à l’intérieur, dans laquelle pénètre à flots une lumière diffractée, étincelante, le « palais de glace », est un phénomène qui ne se produit que certaines années particulièrement froides et, cette année-là, le froid dépasse de loin les normes. Le Froid, dieu génial et terrifiant qui tient dans ses mains les habitants de ce village perdu au nord de la Norvège, et qui, en cet automne glacé, remodèle leur monde, le rend sublime et mortellement dangereux. La glace, en se formant et s’épaississant sur le lac voisin, gémit et résonne, accompagnant en particulier les nuits de détonations sourdes et inquiétantes. Les nuits, très précoces en cette période, noires et angoissantes, pleines de menaces diffuses et oppressantes.
Dès ses premiers pas aux allures de sprint, elle avait pris peur. Une peur qui avait enflé en elle comme une avalanche. Elle était désormais aux mains de ce qui hantait les deux côtés de la route.
Et, des deux côtés de la route : l’obscurité. Ça n’a ni forme ni nom – mais quiconque s’aventure dans ces parages le sait là : on le sent se profiler, nous poursuivre sans relâche, nous donner des sueurs froides qui dégoulinent jusque dans le bas du dos.
Deux très jeunes filles, Siss et Unn, vivent là. Unn vient d’arriver pour être accueillie chez sa tante. Sa mère vient de mourir et elle est orpheline. La rencontre des deux filles est une véritable rencontre amoureuse, un coup de foudre. Vesaas, par touche délicates, trace le lien éternel qui va les unir. En une soirée – qui restera unique – Siss et Unn composent le tableau parfait de la rencontre amoureuse, l’identification, la fascination, l’attraction érotique, les serments éternels. Vesaas établit une évidente correspondance entre la matière (au sens propre) de son roman, la glace et les deux jeunes filles : la beauté, la finesse, la grâce, la fragilité. Comme les cristaux de glace elles étincellent et, comme eux, elles peuvent à tout instant se briser.
On ne saura rien du serment que se font Siss et Unn mais qu’importe, on sait l’essentiel, qu’il est gravé dans le marbre – ou dans la glace. Là encore, les mots sont à prendre à la lettre : gravée dans la glace, Unn le sera, à jamais. Figée, déjà, devant le spectacle féérique de la création du dieu du froid. Féérique et effroyable, comme seule sait l’être la nature à l’état brut.
Unn observait, fascinée par le spectacle qui s’offrait à elle, plus étranger que n’importe quel conte de fées.
En voir davantage –
Elle était allongée, à plat sur la glace. Elle ne sentait pas encore le froid. Son corps menu se changea en une ombre reflétée dans le fond de l’eau […]
Juste à côté, le mur de limon plongeait quasi à pic dans des abîmes opaques et insondables.
Le gouffre de l’effroi.
Tarjei Vesaas compose une ode à la nature avec, en ligne de basse continue, un conte d’amour, merveilleux et horrifique, vaguant sans cesse de l’éblouissement à la peur, de la rencontre enchantée à la perte insupportable. L’univers des deux jeunes filles ne s’inscrit pas dans le monde commun où elles vivent, il est hors temps, hors sol, tissé de leur élan l’une vers l’autre. La nature sert d’écrin à ces deux elfes. La nature, comme celle de Spinoza, est Dieu. Un dieu sculpteur, créateur d’œuvres d’art incomparables. Créateur de l’univers étranger dans lequel se noue le lien des deux filles.
A force d’éclabousser partout pendant une longue période, l’eau avait façonné des troncs et des branches de glace, en plus des arbres nains qui montaient du sol, disséminés entre les grands. On voyait aussi des choses qu’on n’aurait pu ni nommer ni qualifier – mais qui néanmoins appartenaient à un endroit pareil et qu’on devait accepter, comme tout ce qui y était partie intégrante. Unn écarquillait les yeux sur féerie étrangère.
Il faudrait imaginer un Giono du grand Nord pour approcher l’art de Vesaas. Son lyrisme quasi mystique le rapproche de notre chantre du sud. Et parfois même le style, d’une sobriété absolue, qui émerveille et reste en suspens.
Derrière la vitre, il neigeait pour effacer Unn – Unn et tout.
Léon-Marc Levy
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