Le Narrateur, Bragi Ólafsson (par Christelle Brocard)
Le Narrateur, avril 2019, trad. Robert Guillemette, 144 pages, 17,50 €
Ecrivain(s): Bragi Olafsson Edition: Actes Sud
Etant donné son titre, on conçoit aisément que ce roman accorde une place prépondérante au narrateur. Mais quel statut lui accorde-t-il ? Si les toutes premières pages sont déstabilisantes – on ne sait pas qui raconte quoi –, on devine rapidement que la forme narrative constitue l’ossature fondamentale du texte, à laquelle se rattachent les péripéties relatées. La structure est donc essentielle et s’exhibe sans complexe, au fil d’une narration ludique et insolite : du « je » traditionnel, le narrateur-roi passe sans vergogne au « il » lorsqu’il invente lui-même son personnage ; il n’hésite pas non plus à incorporer des réflexions métatextuelles à son propre discours et à prendre à partie le lecteur qui, de ce fait, se met à jouer, à son insu, un rôle actif dans l’histoire in progress. Une fois démasqué, ce petit jeu formel pourrait lasser le lecteur en mal d’aventures substantielles, or que nenni : l’intrigue n’est pas en reste, bien au contraire !
Tour à tour narrateur et personnage principal, G. (désigné par cette seule initiale parce que son nom ne lui plaît pas) fait la queue dans un bureau de poste, afin d’y déposer un manuscrit. Il tombe par hasard sur une vieille connaissance, Aron Cesar Óskarson, qu’il hait de toute son âme, et au lieu de poster son enveloppe, il décide, sur un coup de tête, de le suivre dans ses pérégrinations au cœur du centre-ville de Reykjavik. Cette filature improvisée, très lente puisque la cible semble plutôt vouloir flâner que manigancer un mauvais coup, est prétexte au dévoilement des raisons qui ont suscité la haine du narrateur à l’égard d’Aron Cesar, treize ans auparavant : l’un et l’autre ont aimé la même femme et on devinera sans peine lequel des deux a emporté ses faveurs. Mais, très vite, le compte-rendu factuel des événements passés s’efface au profit de spéculations douteuses, car à force d’épier sa proie et d’interpréter ses moindres faits et gestes, G. se perd dans des conjectures et des théories fumeuses, entamant ainsi la crédibilité de son propre récit. Pris au piège de l’« épieur épié » et du « suiveur suivi », le narrateur en révèlera davantage sur sa personnalité, misérable, malveillante, mais surtout malheureuse, que sur celle du mystérieux Aron Cesar. L’écriture, alerte, précise et resserrée sur un point focal, qui introduit le lecteur clandestinement dans la vie privée des protagonistes et le transforme malgré lui en méta-voyeur, n’est pas sans rappeler celle de Georges Perec, dans La Vie mode d’emploi, le texte de Bragi Ólafsson étant toutefois beaucoup plus court et nettement plus épuré.
En refermant ce roman, le lecteur a tout lieu de penser que le narrateur a finalement formulé toutes ses hypothèses romanesques et posté son manuscrit. D’une grande subtilité narrative justement, Le Narrateur, de Bragi Ólafsson, traduit par Robert Guillemette, est un véritable petit bijou de la littérature islandaise, qu’il serait bien dommage de ne pas suivre de très près. Et pour convaincre les derniers récalcitrants, il est à noter, avec un brin de chauvinisme, que l’auteur n’est pas insensible à la culture française puisqu’il a choisi d’ouvrir et de clore son roman par une référence cinématographique franco-italienne : La Grande Bouffe, de Marco Ferreri.
Christelle d’Hérart-Brocard
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