Le Nain, Pär Lagerqvist (par Léon-Marc Levy)
Le Nain (Dvärgen, 1944), Pär Lagerqvist, trad. suédois, Marguerite Gay, 271 pages, 8,40 €
Ecrivain(s): Pär Lagerqvist Edition: Stock
Le Nain est un géant littéraire. Dans un monologue amer jusqu’à la haine nous entendons les vagues de la misère, de la solitude, de la blessure, de la révolte et de la violence dont les hommes sont porteurs. Certes le narrateur est un nain – « une race à part » dit-il – mais c’est évidemment du genre humain que Pär Lagerqvist nous parle. La cour d’un Prince italien de la Renaissance, épiée par le regard assassin du nain-narrateur, devient métaphore d’un monde des hommes où le Mal est à l’œuvre jusqu’au pire. Piccolino, le nain difforme, figure un antéchrist noir comme la nuit la plus noire, une sorte d’inversion parfaite de l’image christique : aucune charité, aucune empathie, pas une once de bonté. C’est un monstre du corps à l’âme.
Lagerqvist décline, tout au long du roman, l’accumulation d’aversions et de haines de Piccolino. Peu à peu, se dessine une figure qui se révèle être le parfait négatif de la figure du Christ et, par là-même, des vertus prônées par le christianisme. A la vérité, le mensonge, à l’amour, la haine, à la paix, la guerre, à la charité, le mépris. Le nain est une condensation des pires pulsions de l’humanité, un personnage porteur de l’ombre de Satan dont il assume pleinement être une créature.
Dans un crescendo narratif étouffant, Lagerqvist mène le personnage du meurtre d’un petit chat à un massacre épouvantable lors d’un banquet de la cour. Rien ne contient le Mal chez Piccolino, il semble le respirer, le parler, le dire, le faire comme un être-au-monde. Il n’est pas Satan mais son ombre, comme il est l’ombre du prince.
Personnage parfaitement aliéné, sans substance, il est fantôme, enveloppe de chair sans âme, signifiant pur. Sa présence à la cour, auprès du prince, est une présence absente, marginale. A l’exception de rares échanges avec le prince ou la princesse, le Nain n’a pas de relations avec les membres de la cour. Il les observe, les décrit, les raconte mais n’entre pratiquement jamais en échange avec eux.
Monstre haineux et cruel envers les autres comme envers lui-même, le Nain fonde sa méchanceté sur un désir morbide sans contrôle qui le conduit à la haine des autres par la haine de soi, par un sentiment aigu d’impuissance et de marginalité, à laquelle son rôle d’ombre grotesque du prince le rappelle sans cesse. Piccolino, gnome grimaçant empli de la haine de soi, s’enfuit dans la personne du prince, se fond en lui, efface sa propre existence par l’amour fou qu’il lui porte. René Girard, dans Mensonge romantique et Vérité romanesque, écrit à propos du héros dostoïevskien cette remarque qui s’applique parfaitement au Nain de Lagerqvist : « Pour vouloir se fondre ainsi dans la substance de l’Autre, il faut éprouver pour sa propre substance une répugnance invincible ».
Le nain se tient en horreur. La haine de soi le dévore : Mais je hais aussi ma propre race, dit-il. Et un peu plus loin : C’est mon sort de haïr les gens de mon espèce. Ma propre lignée m’est exécrable ! Mais je me hais aussi moi-même. Je dévore ma chair imbibée de fiel. Je bois mon sang empoisonné.
Seule son identification pathologique à son maître donne un semblant d’être à Piccolino. C’est en tant qu’ombre qu’il existe. Plus que dans l’imitation du prince c’est de dissolution dans la personne du prince qu’il s’agit : « Je copie de mon mieux le prince dans ma façon de m’habiller – mêmes étoffes et même coupe ». « Je ressemble beaucoup à mon maître, sauf que je suis bien plus petit ». Il veut se persuader que la différence n’est que sa taille, qu’il est un bout de son maître. Il se projette, se jette hors de soi, au point de souhaiter disparaître symboliquement dans la volonté du prince :
Je devine ses désirs avant qu’il les exprime, peut-être, comme je l’ai déjà dit, avant qu’il en ait conscience. J’accomplis ses ordres muets comme si j’étais une partie de lui-même. C’est agréable d’avoir un petit Bravo de mon genre, qui peut rendre toutes sortes de services.
Quand il est séparé du prince, il devient insignifiant. Cette insignifiance le rend fou de douleur et de rage quand, prêté à l’artiste Bernardo – on devine que Lagerqvist figure là Leonardo Da Vinci – il doit subir une séance de pose dans l’atelier de l’artiste :
« Le prince m’avait ordonné d’aller trouver Maître Bernardo à son travail, dans le réfectoire de Santa Croce, car l’artiste avait besoin de moi. Je m’y rendis, bien que je fusse très vexé d’être considéré comme un serviteur de cet homme si hautain ».
D’abord flatté car pensant que l’artiste va faire son portrait sur commande du prince, le nain se sent affreusement humilié lorsqu’il découvre que Bernardo ne veut faire de lui qu’une sorte d’étude anatomique, quelques planches de dessins. Il est ainsi réduit à sa nature de monstre, de phénomène de foire, à son seul corps difforme. « Puis il se mit à m’enlever mes vêtements, découvrant mon corps de la façon la plus éhontée. Je résistai avec acharnement, je luttai contre lui comme s’il se fût agi de ma vie, mais en vain, car il était plus fort que moi ». Il vit la violation de l’image de son corps comme une autopsie, qui nie sa dimension d’être vivant pour en faire un cadavre monstrueux :
« Je me rappelle toujours le bruit sur le papier de son crayon d’argent, le même peut-être que celui avec lequel il avait dessiné des têtes de criminels desséchées et tant d’autres choses abominables. Son regard était transformé, aigu comme la pointe d’un couteau, on aurait dit qu’il me transperçait ».
La scène où le roman bascule dans l’horreur est le pivot du destin du nain. Lors d’une fête à la cour où les ennemis héréditaires ont été invités pour « signer la paix éternelle », dans une parfaite inversion de la morale, il transgresse la fête de la paix en lui donnant une dimension véritablement satanique par un meurtre de masse épouvantable. « Je sentais comme Satan lui-même », et « savourais mon pouvoir sur la terre » en regardant les hommes agoniser sous l’effet du poison qu’il leur avait servi. C’est sa « sinistre communion nocturne » où « ils ont bu mon sang ». Le nain devient monstre luciférien qui cherche à s’autoproclamer nouveau dieu, Christ noir, omnipotent.
Le Nain est le roman du Mal dans sa pureté absolue et – dans un paradoxe renversant – dans sa beauté.
Léon-Marc Levy
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