Le monde me tue, collectif de pièces de théâtre, Espaces 34
Le monde me tue, collectif de pièces de Cédric Bonfils, Marie Dilasser, Thibault Fayner, Samuel Gallet, Olivier Mouginot, Sabine Tamisier, Editions Espaces 34, 2007, 184 pages, 10 €
Trop compliqué pour toi, de Cédric Bonfils
OPUS 1 ou la Lumière et le Noir
Les élèves des écoles de cinéma achèvent leurs études assez souvent par la réalisation d’un court métrage, geste inaugural d’une œuvre en devenir. Les 6 élèves de l’ENSATT du département Ecriture dramatique de la toute première promotion de l’école, en 2007, proposèrent six pièces courtes à partir d’une citation donnée extraite d’Accatone de Pasolini : « Ou le monde me tue ou je tue le monde ! ». Les Editions Espaces 34 les ont éditées dans un seul volume intitulé Le monde me tue. Deux jeunes metteurs en scène de l’ENSATT (S. Delétang et G. Delaveau en assurèrent la création).
La pièce qui ouvre le volume est celle de C. Bonfils. Trop compliqué pour toi répond à la proposition au premier regard, en s’inscrivant dans la matière du polar, que l’épigraphe empruntée à Jean Meckert, auteur de la Série Noire dans les années 50, semble confirmer. Les trois personnages féminins qui assurent la distribution mettent en place une structure d’enquête. Une flic interroge Elise à la suite de la mort de Jeanne, sa colocataire. Le système de l’enquête élabore une approche rétrospective de l’action. La dernière scène de la pièce sera celle du « crime ». La facture policière en outre épouse le système dialogique du théâtre : la femme flic ne cesse de poser des questions à Elise, revient sur certaines d’entre elles qui ont donné lieu à des réponses contradictoires de son interlocutrice.
Toutefois la pièce ne tient pas toute entière sur une énigme à déchiffrer. Cédric Bonfils ne croit pas à la possibilité de faire toute la lumière sur la mort de la jeune femme qui d’ailleurs, dans l’entrelacement régulier des dialogues interrogatoire (Elise-la flic) et les dialogues de l’intimité (Elise-Jeanne), marque une brisure dans la continuité du récit dramatique et de la parole : C. Bonfils adopte une ponctuation spécifique qui visuellement sur la page coupe la linéarité par des barres entre les blocs du texte. La didascalie « un temps » à 29 reprises, elle aussi instaure cette impossibilité de la ligne droite du sens. Le texte ne fait jamais la lumière sur.
Cédric Bonfils n’écrit-il pas dans cette première pièce un combat entre la lumière et le noir. Le NOIR est mot de théâtre, mot du silence du langage au théâtre. Le travail de Thiphaine Monroty en 2007, sur la lumière pour la mise en scène, jouait remarquablement sur des éclairages trouant l’obscurité du plateau. Le texte part du noir (p.9) et y retourne définitivement (p.33) et la luminosité ne sera que fragile percée comme celle d’un timide soleil trouant des nuages sombres. Ainsi au début des échanges entre la flic et Elise, et selon un processus de répétition, « une lumière blafarde d’un néon tremblotant » éclaire la scène (pp.9-18-20) tout en déclinant peu à peu, « comme si le néon avait grillé » (p.25) alors que les dialogues entres les amies d’adolescence sont, à une seule exception près, frappés par les ténèbres ou plutôt par une lutte entre la lumière artificielle qu’Elise réclame et l’obscurité secrète propre à Jeanne :
ELISE – Jeanne (Un temps) Allume (p.16).
ELISE – ALLUME ! (p.17).
JEANNE – Trouve-moi. Après j’allume.
Au centre de la pièce, surgit un moment comme suspendu, comme une embellie, une exaltation vitale. Cette fois-ci, la didascalie indique « Lumière d’une belle après-midi ». Jeanne est comme métamorphosée, portant des « fringues neuves » (p.21). Dans cet entretien avec Elise, elle va dire ce que l’existence signifie pour elle :
Vivre c’est inventer comme je vis (p.24)
Du côté d’Elise, il y a le jeu social, le travail, et du côté de Jeanne, il y a justement tout à réinventer (le mot est repris) ; il faudrait changer le monde. Mais cette espérance presque solaire ne peut durer, ne peut s’imposer et le noir reprend alors tous ses droits. Jeanne lit une lettre adressée à Elise, sur le mode du monologue dans l’obscurité totale ; seul son visage émerge de ces ténèbres comme le peut le langage dramatique (p.30). Elle pose une question à Jeanne, sans la formuler comme si la rhétorique policière de la flic n’était pas du tout pertinente. En somme, Jeanne n’attend pas de réponse prédéfinie. Elise, elle, sait qu’elle répondra négativement, en l’absence de toute formulation interrogative. Ainsi ne peut-il y avoir, à la fin de la pièce, à la fin de l’enquête, de révélation décidant de l’interprétation à donner à la mort de Jeanne ; suicide ou homicide ? Parce que les mots s’effacent : le dernier est l’onomatopée du son au silence (« chut ») et la description d’une didascalie comble ce néant : Elise est à genoux près d’Elise tandis que Jeanne colle le canon d’un revolver à sa bouche (par là-même privée du langage). Dernier retour du Noir et le bruit fort du coup de feu qui part. Et d’ailleurs, Elise ne dit-elle pas à son amie, juste avant, que tout est trop compliqué pour elle ?
La pièce de Cédric Bonfils a donc été créée à L’ENSATT en 2007 et reprise depuis à Cadenet en 2013.
Marie Du Crest
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