Le Monde d’Hier, Stefan Zweig
Le Monde d’Hier, avril 2016, trad. allemand Dominique Tassel, 592 pages, 7,70 €
Ecrivain(s): Stefan Zweig Edition: Folio (Gallimard)
Exilé au Brésil, à la veille de son suicide, Stefan Zweig (1881-1941) envoie à son éditeur un manuscrit qui ne contient pas tant ses mémoires que son témoignage sur les changements qu’a connus l’Europe depuis la fin du XIXe siècle, témoignage doublé d’une réflexion aiguë et pertinente sur ces changements : Le Monde d’Hier. Incidemment, ce livre peut aussi être lu comme un testament personnel à l’intention de tous (ce que Zweig veut laisser comme vision d’une Autriche et d’une Europe défuntes à un monde alors plongé en plein dans l’horreur de la Deuxième Guerre mondiale) et comme une explication à ce terrible geste ultime (Zweig, en tant que Juif désormais stigmatisé comme tel et apatride, ne trouve plus sa place, lui qui a dû abandonner plusieurs vies derrière lui, toutes celles qu’il a menées et celles qu’il a côtoyées).
Zweig le précise d’ailleurs dans la préface au Monde d’Hier : « ce n’est pas mon destin que je raconte mais celui d’une génération entière, cette génération si particulière à laquelle j’appartiens, chargée de destin comme peu l’ont été dans le cours de l’histoire » (tel que nouvellement traduit, d’excellente façon, par Dominique Tassel, traduction originellement parue en Pléiade). L’auteur de La Confusion des Sentiments montre en effet l’évolution d’une Europe partie du Monde de la Sécurité, titre du premier chapitre, pour être confrontée à L’Agonie de la Paix, titre de l’ultime chapitre, à ceci près qu’il a été un témoin privilégié de cette évolution, lui le bourgeois juif viennois cosmopolite qui a côtoyé les plus grands esprits de son temps au fil de sa maturation intellectuelle, culturelle et artistique, depuis ses dernières années de lycée, et la naissance d’une passion flamboyante pour la poésie, jusqu’à son exil londonien qui lui permit de revoir un Freud vieillissant mais toujours clairvoyant, en passant par de multiples voyages et séjours durant ce qu’il appelle « l’accalmie » des années 1924 à 1933, après les grands troubles du direct après-guerre (l’inflation galopante, la reconstruction nécessaire pour l’Autriche) et avant l’avènement au pouvoir d’un certain Adolf Hitler.
Durant ces années, lui et d’autres intellectuels (Rathenau, Romain Rolland, Jouve, entre autres) espérèrent la construction d’une Europe des nations chapeautée par la Société des Nations, un organisme international censé empêcher les conflits, les petites haines, la résolution de rancunes aussi ancestrales que dépourvues de sens ; ce ne sera qu’un rêve vite brisé pour cet homme rendu sensible aux secousses agitant un continent qu’il aime et qu’il voit se déliter. Ces années sont aussi celles du succès retentissant et international de Zweig, tant pour ses œuvres dramatiques que pour ses nouvelles ou ses biographies toujours célébrées aujourd’hui (Marie-Antoinette, Joseph Fouché, Erasme, Marie Stuart ou encore Tolstoï reprirent ainsi vie sous sa plume d’éclatante façon). C’est lorsqu’il évoque ce succès que Zweig tend le plus à l’écriture de mémoires dans ce Monde d’Hier : il se penche alors sur son œuvre et les causes de son succès durant quelques pages, s’interrogeant en toute honnêteté et trouvant la réponse dans sa capacité à élaguer un texte pour n’en garder que l’essentiel ; quiconque a lu un des livres de Zweig au moins ne peut qu’être d’accord avec la mise au jour de cette capacité, tant ils semblent aller droit au cœur de toute problématique pour en écarter le superflu, ce pourquoi cette lecture est toujours aussi prenante aujourd’hui.
Le superflu est aussi écarté du présent ouvrage : Zweig, désirant écrire sur une génération, ce qu’elle a vécu, ce qu’elle a connu, met de côté quasi tout ce qui lui est strictement personnel – rien n’est dit de ses parents, ses deux femmes successives sont à peine évoquées – bref, sa vie privée n’est mentionnée qu’en tant qu’elle peut dire quelque chose sur l’époque. De sa demeure près de Salzbourg, le lecteur ne connaît ainsi que l’emplacement et, surtout, la vaste bibliothèque et la collection d’autographes, représentatives d’une volonté de préserver ce que l’Europe a laissé de plus beau, de Beethoven à Goethe, de Léonard de Vinci à Balzac. De ses différentes pérégrinations, il ne laisse que des impressions précieuses pour le lecteur avide de connaître ce monde disparu : le doute né d’un voyage dans la Russie des années vingt, mais surtout le bonheur d’avoir vu Rodin à l’œuvre, la joie de fréquenter et écouter Toscanini ou Strauss, l’émulation intellectuelle offerte par l’amitié d’un Verhaeren ou d’un Jean-Richard Bloch, les rencontres parisiennes avec Rainer Maria Rilke, la compréhension de la langue formidable d’un jeune Joyce ; la vie de Zweig ressemble à un long défilé d’amitiés précieuses avec ce que l’Europe a pu offrir de plus précieux entre la fin de l’Empire austro-hongrois et l’anéantissement hitlérien.
Cet anéantissement, Zweig le ressent doublement, en tant qu’Autrichien et en tant que Juif, et le second rappel lui semble le plus cruel, à lui qui appartient à une judéité éclairée qui n’avait que pour seule ambition d’enfin se fondre dans les peuples auxquels elle émargeait, laissant loin derrière elle le souvenir des persécutions médiévales et de la bêtise antisémite encore à l’œuvre à la fin du XIXe siècle. Pourtant, aucune jérémiade, aucune nostalgie d’un âge d’or inexistant (le sionisme n’est pas ici à la fête, malgré l’admiration pour Theodor Herzl – quant à la vie d’avant la Première Guerre mondiale dans l’Empire austro-hongrois, elle est montrée par Zweig sans nul fard, l’école étant ainsi durement égratignée pour sa stupidité) : juste le constat que l’Europe a changé à cause d’une folie totale et avide commise dans quelques bureaux haut placés, une folie appelée Première Guerre mondiale, qui a bouleversé toute la donne et a ouvert la voie à une folie encore plus grande. Cette folie, Zweig n’a pu la supporter, d’où un geste final fatal et ce testament qu’on peut considérer comme un miroir d’un autrefois défunt, ou comme un appel à la résurrection d’une Europe des peuples cultivée et cosmopolite dans le respect des spécificités. La seconde solution de lecture est un rêve, mais il est plus que plaisant.
Didier Smal
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