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Le Modèle oublié, Pierre Perrin (par Pierrette Epsztein)

Ecrit par Pierrette Epsztein le 10.07.19 dans La Une CED, Les Chroniques, Les Livres

Le Modèle oublié, Pierre Perrin, Robert Laffont, avril 2019, 234 pages, 20 €

Le Modèle oublié, Pierre Perrin (par Pierrette Epsztein)

Après huit ans de silence romanesque, les éditions Robert Laffont, profitant d’une opportunité, le bicentenaire de la naissance de Courbet, décide de publier Le Modèle oublié de Pierre Perrin. En choisissant ce titre, l’auteur fait un pari risqué : écrire un ouvrage romanesque en détournant le sujet attendu, qui aurait dû être la célébration du peintre, pour mettre à l’honneur un personnage pratiquement effacé des livres d’histoire de l’art et des nombreuses biographies consacrées au peintre. Elle se nomme Virginie Binet. Pierre Perrin va partir en quête des minces traces qu’il pourra saisir de cette femme. Quand les faits seront absents, il l’inventera pour lui offrir une épaisseur, une ampleur, une densité, une dignité méritée car elle a joué un rôle estimable dans la trajectoire de Courbet. Elégante façon de rendre hommage à toutes les « femmes de l’ombre ».

Mais l’auteur n’a pas pour autant évincé le peintre. Il prend toute sa place dans ses mots, son œuvre et sa terre. Cette décision d’approcher cet homme est d’autant plus tentante pour l’auteur qu’il connaît très bien cette région puisqu’il y est né et qu’il l’a lui-même beaucoup arpentée. La visée de Pierre Perrin est de le dévoiler dans toutes ses contradictions, dans son épaisseur humaine, entre lumière et ombre, entre sa vie intime et sa vie sociale, entre sa dévotion à son art et son engagement politique dans un socialisme finalement accessoire.

Virginie, une femme normande de trente-trois ans, fille aînée d’un cordonnier, passionnée de littérature, va, par l’intermédiaire de Paul, un de ses cousins étudiant en droit, faire la connaissance d’un « jeune loup », son cadet de dix ans. Ce jeune homme, c’est Gustave Courbet, fervent jurassien qui est venu avec ses deux amis découvrir la mer. Il va se passionner pour ce nouveau paysage. Mais il va surtout être attiré par la beauté atypique de Virginie. Et elle, qui « jusque-là a débouté plusieurs prétendants » pour se consacrer à la tenue de la maison, remplaçant sa mère morte six ans et demi plus tôt, tombe amoureuse du jeune homme. Cela va l’embarquer dans une équipée imprévue qui va durer dix ans et bouleversera son existence.

Et le roman peut s’amorcer. Il débute en 1841 sous le règne de Louis-Philippe et se termine en 1888 avec la mort du père de Courbet, onze ans après celle du peintre en Suisse en 1877, deux ans après celle de Virginie. Un épilogue conclut l’ouvrage, en 2018, sur une tonalité ironiquement macabre.

Le peintre entraîne Virginie sur le chemin de l’émancipation et elle s’affranchit sans regret du rôle assigné aux femmes de son époque. Nous sommes au milieu du dix-neuvième siècle. Cette période est passionnante parce que paradoxale. D’un côté se maintient le conformisme le plus rétrograde, dont les barbons qui dirigent les Salons d’art sont les parfaits représentants et dont les femmes sont particulièrement les victimes, comme l’énonce Honoré de Balzac dans La femme de trente ans, que Virginie, en lectrice assidue, dévore : « Émanciper les femmes, c’est les corrompre. Les femmes tiennent et doivent toutes tenir à être honorées, car sans l’estime, elles n’existent plus ». De l’autre, elle est sujette à de violents bouleversements de l’ordre établi. En 1841, Louis-Philippe règne sur le pays. Sept ans plus tard, ce sera la Révolution de 1848 et pour quelques années l’instauration de la deuxième République. Puis en 1871, surviendra la Commune de Paris écrasée dans le sang et la guerre. Les créateurs sont emportés dans ce sursaut de liberté.

Durant toutes ces années, Courbet va réaliser son œuvre. Malgré sa formation picturale commencée très jeune, Courbet tient à affirmer son indépendance : « J’ai étudié, en dehors de tout système et sans parti pris, l’art des anciens et l’art des modernes. Je n’ai pas voulu plus imiter les uns que copier les autres. J’ai voulu tout simplement puiser dans l’entière connaissance de la tradition le sentiment raisonné et indépendant de ma propre individualité ». Après des années de luttes, il finira par connaître la gloire et « l’irrésistible ascension de peintre » après laquelle il a couru toute sa vie, passant son existence à échapper à ses racines, à sa famille, à l’enfermement dans le conformisme, sans jamais y parvenir tout à fait. Il s’exilera en Suisse, par nécessité, pas pauvre, comme on l’a prétendu, mais rongé par de multiples maladies qui finiront par le terrasser.

Sa vie, Courbet l’aura traversée en glouton insatiable, en bouffeur de nourriture, de boisson, de vie, de reconnaissance, de gloire, de richesses. Il a voulu tout dévorer sans aucune modération. Et finalement dans cette quête effrénée, aura-t-il gagné d’être heureux ? Quand on revisite ses derniers  tableaux où la couleur s’est assombrie, on est en droit de se poser la question. Et si la peinture avait été sa seule véritable terre d’accueil ? Le choix de Courbet était d’aller de l’avant, emporté par son désir insatiable de reconnaissance. Mais son œuvre déborde largement cette intention première. Son esprit rebelle l’entraîne beaucoup plus loin que son ambition. Il cherche, il invente, il innove et il sera, au-delà de lui, un précurseur et un modèle pour les peintres qui lui succéderont et se réclameront de lui. Il est tentant de définir Courbet, lui qui a influencé tant de peintres, par cette phrase de Nicolas de Staël, lui aussi peintre de la lumière et de la nuit : « La peinture, la vraie, tend toujours à tous les aspects, c’est-à-dire à l’impossible addition de l’instant présent, du passé et de l’avenir ».

Et Virginie, quel rôle l’auteur lui attribuera-t-il dans cette histoire et quelle place tiendra-t-elle dans la vie de Courbet ? Dès le début du roman, son sort est joué. « Virginie ne peut que le suivre dans son ambition ou le perdre ». Son choix, elle le fera en toute lucidité : « Elle réalise qu’elle ne doit jamais faiblir ». Sans hésiter, elle accompagnera Gustave Courbet, à Paris, jusqu’à sa gloire. Entre la mère et la putain, elle sera sa muse, son modèle mais aussi l’épaule sur laquelle il peut poser sa tête fatiguée par les combats qu’il doit mener pour parvenir à se faire connaître. Avec une constante obstination, elle tiendra sa maison en ordre en bonne femme d’intérieur mais elle saura aussi se faire belle pour recevoir ses amis créateurs comme lui, innovateurs comme lui. « Elle va tresser le nécessaire et la fantaisie ». Jamais elle ne récriminera, jamais elle ne revendiquera, jamais elle n’exigera.

Dans toute cette épopée, elle trouve son compte. Grâce à Courbet, elle découvrira tout le monde de la bohême. Au cours de ces années, fourmille autour de lui une ribambelle d’amis dont on découvre les silhouettes au détour des pages, parmi lesquels « Baudelaire dont les formules valent des banderilles » : « Pour taper sur le vente d’un colosse, il faut d’abord pouvoir s’y hausser ». Grâce à lui, elle deviendra mère, son vœu le plus cher sera tardivement exhaussé. Elle lui donnera un fils qu’elle chérira et que Courbet aimera à sa manière. Cependant, il refusera de le reconnaître et de lui donner son nom. Le jeune homme mourra à vingt-quatre ans en enfant bâtard. Il n’acceptera pas davantage d’épouser sa mère, trouvant le mariage réactionnaire. Mais en fait, les raisons en sont plus complexes. Virginie n’est pas du même rang, et Courbet, sur ce point, n’est pas très clair. Jamais il ne l’emmènera à Ornans, jamais il ne la présentera à ses proches qui ne l’ont jamais acceptée. Il finira par la quitter pour sa peinture, pour sa famille dont il cherche vainement à s’arracher mais vers qui il revient sans cesse, pour sa région qui est son véritable ancrage et le sujet de tant de ses tableaux, pour ses voyages, pour d’autres amours, pour ses obsessions. Il sera le seul amour de sa vie. Jamais elle ne regrettera le choix qu’elle a fait de rester, à ses côtés, une rayonnante femme de l’ombre.

Une écriture, c’est une « voix » singulière. Pierre Perrin utilise abondamment son érudition étendue à des domaines variés pour offrir à un lecteur gourmet un texte patiemment mitonné pour une délicieuse dégustation. Il entrelace subtilement une langue paysanne âpre et crue, notamment dans de savoureux dialogues avec une musique poétique et sensuelle, particulièrement dans de pointilleuses descriptions de paysages, de silhouettes et de tableaux. Pour cela, il s’appuie sur de méticuleuses recherches des traces les plus infimes. Sa curiosité le lance dans une quête insatiable. Il va se plonger, avec la patience et la jubilation d’un orpailleur, dans l’exploration des moindres preuves qu’il chasse dans l’abondante correspondance de Courbet avec ses amis, ses amours, sa famille et dans des ouvrages documentaires sur l’époque. Il cherche à démêler les fils de la pelote entre des faits incontestables et la légende qui entoure le peintre. La force des images débouche sur un roman visuel qui aboutit, entre vérité historique et nécessité d’une écriture romanesque, à faire surgir le tableau d’une époque. La collecte du mot juste, le plus efficace, le plus simple, donne de la chair au texte qu’il truffe, avec une certaine distance empreinte d’humour, de références littéraires comme celle qu’il emprunte à Baudelaire et se permet de prolonger : « Je suis plus habitué à mes défauts qu’à ceux d’autrui ». « C’est pourquoi je parle d’expérience et je peux dire qu’une écriture lisible sert à éclairer la pensée, comme la pensée calme et puissante sert la lisibilité », et de formules stylistiques comme ce parallélisme : « Elle n’est pas vénale, il n’est pas pingre », de jeux de sonorités qu’il attribue à Courbet : « Mon égo est sans égal et vaudra des lingots, vous verrez ! ».

Il est illusoire de chercher à deviner si les dialogues sont tous avérés. Mais peu importe, la « vérité » de la fiction permet à Pierre Perrin d’édifier « la vérité d’une expérience ». Tout est mesuré dans ce roman. Pas de hasard dans l’écriture, juste la nécessité du dire. Le lecteur entre dans ce roman visuel comme s’il assistait à un film, retraçant des caractères, des émotions, des sensations, des éclats de vie en somme. Quelle part de lui un écrivain nous dévoile-t-il dans le choix d’un sujet ? Le lecteur déchiffre avec allégresse les liens subtils entre l’auteur et le peintre par la solidarité avec la même terre d’appartenance. Comme pour Courbet, nous découvrons chez l’auteur le même désir frénétique du créateur de se surpasser, d’atteindre « l’inaccessible étoile », de se survivre en laissant trace, de défier la mort avec toujours le sentiment diffus et lancinant de ne pas être compris et reconnu. Qu’est-ce qu’un lecteur cherche à attraper lorsqu’il se plonge dans un livre ? Certes, une joie de lecture. Mais il est judicieux qu’il se hasarde plus avant dans cette aventure. Ne s’agit-il pas, pour chacun d’entre nous, de nous laisser envoûter, de nous plonger dans un monde, dans une vie, dans une époque ? Ici nous revisitons une période mouvementée du dix-neuvième siècle, tout en abordant des destins.

Lorsque nous refermons le livre, l’auteur a réussi à modifier notre regard sur un homme célèbre, sur des trajectoires multiples, inscrites dans l’Histoire. Tout lecteur averti doit être capable de lire entre les lignes pour découvrir les contradictions internes inhérentes à tout être humain. Mais aussi les distorsions d’avec la « vérité historique » qui se révèle être aussi une « construction ». La réussite indéniable de ce roman c’est d’éveiller en chacun de nous une émotion mais aussi une réflexion sur nous, sur notre contemporain, sur la liberté que chacun peut s’autoriser dans sa propre existence.

 

Pierrette Epsztein

 

Pierre Perrin de Chassagne, né en 1950, est tout à la fois, poète, romancier et critique littéraire. Il a participé en tant que critique au magazine Poésie / Vagabondages et participe toujours en tant que critique à La Nouvelle Revue Française, et à une douzaine d’autres revues et périodiques. Il a été rédacteur en chef de la revue La Bartavelle 2e série, publiée par La Bartavelle Editeur de 1994 à 1997. Il dirige aujourd’hui la revue numérique Possibles, et écrit régulièrement des articles de recension pour La Cause Littéraire. Œuvres principales : Manque à vivre (éd. Possibles, 1985), La Vie crépusculaire(éd. Cheyne, 1996, Prix Roger-Kowalski), Les caresses de l’absence chez Françoise Lefèvre (essai sur l’écrivain Françoise Lefèvre, éd. du Rocher, 1998), Une mère Le cri retenu (Cherche-Midi, 2001).

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A propos du rédacteur

Pierrette Epsztein

 

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Rédactrice

Membre du comité de Rédaction

Domaines de prédilection : Littérature française et francophone

Genres : Littérature du "je" (autofiction, autobiographie, journaux intimes...), romans contemporains, critique littéraire, essais

Maisons d'édition : Gallimard, Stock, Flammarion, Grasset

 

Pierrette Epsztein vit à Paris. Elle est professeur de Lettres et d'Arts Plastiques. Elle a crée l'association Tisserands des Mots qui animait des ateliers d'écriture. Maintenant, elle accompagne des personnes dans leur projet d'écriture. Elle poursuit son chemin d'écriture depuis 1985.  Elle a publié trois recueils de nouvelles et un roman L'homme sans larmes (tous ouvrages  épuisés à ce jour). Elle écrit en ce moment un récit professionnel sur son expérience de professeur en banlieue.