Le miel du lion, Matthew Neill Null
Le miel du lion (Honey from the Lion), juin 2018, trad. américain Bruno Boudard, 417 pages, 23 €
Ecrivain(s): Matthew Neill Null Edition: Albin Michel
L’écriture de ce roman est remarquable. Rythme constamment soutenu, phrases courtes, tension maximale, tout est fait pour vous emmener tambour battant dans un univers effarant, peuplé de personnages peu communs, marginaux, violents, en quête d’on ne sait pas trop quoi si ce n’est d’être embarqués dans la vague – même en tant que losers – du capitalisme américain en pleine explosion de croissance.
On est en 1904, en Virginie Occidentale. Des forêts immenses sont abattues par des compagnies privées qui n’ont d’autres règles que le profit. Et des hommes viennent de partout pour offrir leur force de travail et tenter de gagner leur vie, dans des conditions épouvantables. Ce moment de l’histoire industrielle des USA rappelle le cadre du splendide Serena de Ron Rash, qui nous emmenait sur les traces d’une femme sans morale qui exploitait sans pitié les bois et les hommes. Avec Matthew Neill Null, on est de l’autre côté, celui des exploités, des damnés de la forêt, de ceux qui laissent dans le bois des arbres leurs mains, leurs poumons, leur corps et très souvent leur vie. Les « Loups de la Forêt » – comme les appelle Neill Null – sont en fait les martyrs de la forêt. La folie de la surexploitation du bois devient métaphore d’un capitalisme sauvage, machine impitoyable à broyer les hommes.
« Certains arbres font trois mètres de diamètres. Sur leur souche, on pourrait faire danser une dizaine de belles dames raffinées avec force révérences et courbettes. Un jour, un gars a oublié de crier : “Attention !” et j’en ai vu un rouler sur quatre ritals. On n’aurait même pas rempli un seau avec ce qui restait d’eux. Ils les ont enterrés tous les quatre dans la même boîte et ce maudit arbre a été transformé en mille journaux. Des messieurs comme il faut les lisent en buvant leur café du matin, puis se torchent le trou du cul avec et les jettent dans leurs cabinets. Ces gens-là ont pas la moindre idée de ce qui s’est passé et ils veulent pas le savoir. Surtout pas ! ».
La Nature de Neill Null ressemble à celle de Ron Rash : c’est une nature martyrisée, brisée, détruite par la folie du profit. On est loin des odes d’un Thoreau à la Nature déifiée, source de toutes les beautés, de tous les apaisements. Ici c’est la dévastation, la putréfaction, l’horreur. Le Dieu généreux des panthéistes a laissé la place au Dieu Dollar, sans plus de pitié pour les hommes que pour la beauté du monde.
« Il avait vu les truites agonisantes qui tournoyaient comme des lambeaux de tissu dans les bas-fonds. “C’est-y pas malheureux ?” se lamentaient les pêcheurs auxquels il était venu vendre des hameçons. Quand, sur leur insistance, il avait touché l’eau, il s’était alarmé de la trouver si chaude pour un mois de mai. Le gravier des frayères à truites était parsemé d’amas de limon, tels de petits volcans éteints et envasés. Des kilomètres de chênes rasés d’un seul coup des versants de Kennison Mountain. L’hiver dernier il avait découvert des dizaines de faons morts dans les bois, aussi décharnés que des lévriers, tellement frêles qu’il pouvait les soulever et secouer leurs cages thoraciques comme des calebasses. L’été, un fléau appelé “maladie de la langue bleue” avait décimé le reste. Les animaux affolés se jetaient dans les cours d’eau, les marécages, les puits non couverts. Aussitôt qu’ils avaient bu de quoi se remplir le ventre, ils mouraient sur place ».
Alors les hommes osent se révolter, s’unir en syndicat, tenter la lutte contre la violence et la misère. Parmi eux des gens « engagés », des socialistes, des utopistes qui rêvent de changer le monde. Matthew Neill Null nous raconte un épisode de cette utopie du début du XXème siècle, ses drames, ses rêves, ses trahisons. Les personnages sont puissants, taillés dans la sauvagerie, plus impitoyables que solidaires. Et l’écriture de Neill Null est tendue comme un arc, tissée de phrases courtes, staccato, comme la danse des haches sur les arbres. La traduction de Bruno Boudard épouse avec intelligence ce style.
Un beau livre assurément, qui en annonce d’autres de ce jeune auteur.
Léon-Marc Levy
VL2
NB : Vous verrez souvent apparaître une cotation de Valeur Littéraire des livres critiqués. Il ne s’agit en aucun cas d’une notation de qualité ou d’intérêt du livre mais de l’évaluation de sa position au regard de l’histoire de la littérature.
Cette cotation est attribuée par le rédacteur / la rédactrice de la critique ou par le comité de rédaction.
Notre cotation :
VL1 : faible Valeur Littéraire
VL2 : modeste VL
VL3 : assez haute VL
VL4 : haute VL
VL5 : très haute VL
VL6 : Classiques éternels (anciens ou actuels)
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