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Le mérite et la nature, Juliette Rennes

Ecrit par Matthieu Gosztola 25.08.14 dans La Une Livres, Les Livres, Livres décortiqués, Essais, Fayard

Le mérite et la nature, Une controverse républicaine : l’accès des femmes aux professions de prestige 1880-1940, 2007, 594 p. 32 €

Ecrivain(s): Juliette Rennes Edition: Fayard

Le mérite et la nature, Juliette Rennes

 

Pour saisir toute la nécessité et toute l’urgence du féminisme (1), pour se rendre compte à quel point est nécessaire le déchiffrement du passé pour la consolidation de l’avenir, il faut se reporter à Le mérite et la nature, Une controverse républicaine : l’accès des femmes aux professions de prestige 1880-1940, passionnante thèse de science politique dans laquelle Juliette Rennes s’interroge sur les ressorts et les recompositions de l’anti-égalitarisme depuis la fin du 19e siècle. Dans cette perspective, elle s’est intéressée à « l’évolution des stratégies républicaines pour résister aux demandes féministes d’égal accès aux professions au cours de la Troisième République française ».

Cependant, pour des raisons méthodologiques, plutôt que de circonscrire l’analyse aux résistances à l’égalité, elle en est venue « à prendre pour objet la structure des oppositions entre les partisans de l’accès des femmes aux professions et leurs opposants, puis à articuler l’analyse de ce conflit à l’émergence des féminismes et à la féminisation du monde professionnel des années 1870 aux années 1930 ».

Cette réorientation l’a conduite à s’appuyer « davantage sur des méthodes et des questionnements relevant de la sociologie des controverses, et à explorer, dans diverses archives, le parcours des premières médecins, avocates, ingénieures ou cadres administratifs qui ont ponctué l’histoire de la Troisième République ».

 

Maintenant, il s’agit d’être attentif.

Et de bien entendre ce qui va vous être dit.

 

Si les êtres humains actuels sont tous des Homo Sapiens, anatomiquement « identiques » depuis près de 200.000 ans, alors, la fin du XIX° siècle équivaut à hier. Ni plus, ni moins. L’on ne doit pas renvoyer ce passé si proche dans les limbes de l’Histoire, sous prétexte qu’il ne nous concerne absolument plus, et que nous avons infiniment « évolué » depuis. Bien au contraire, c’est de là précisément que nous venons. Notre pensée moderne naît de la fin du dix-neuvième siècle, sous un grand nombre d’aspects ; elle naît des obsessions du scientisme dogmatique et des cristallisations identitaires (trimbalant leur cortège de dérives) propres à cette fin-de-siècle.

Il faut regarder cet hier, et précisément sous l’angle de la façon dont le féminisme encore vagissant a été combattu, de la façon dont on a cherché à le mettre à terre, sitôt né. Il faut prendre conscience de l’intensité de ces coups. S’en rappeler sans cesse. Le féminisme fut en effet combattu avec une rare force, un rare consensus, et de tous les côtés. Il faut avoir toujours à l’esprit la façon dont la gente intellectuelle et scientifique a considéré « la » femme (alors qu’il n’est que des femmes), dans cet hier qui est le nôtre, pour toujours saisir l’absurdité, la dangerosité extrêmes de cette « vision », introniséevérité par le scientisme alors tout-puissant. Et pouvoir consolider les acquis du féminisme. Et pousser inlassablement à son développement, au présent, pour l’avenir.

Ceux qui se sont opposés au féminisme – alors naissant – à la fin du XIX° siècle ont souvent cherché à montrer l’absurdité du principe d’égalité entre l’homme et la femme (poursuivi par ce mouvement), une fois qu’il est poussé à son paroxysme logique.

Nombre de détracteurs du féminisme ont de ce fait concentré implicitement leur attaque sur le féminisme le plus virulent, car à cette époque sont distingués plusieurs niveaux de féminisme (pour ne pas dire plusieurs féminismes) : « [p]lus que jamais le féminisme est à l’ordre du jour, mais le mot est de ceux qui ont besoin d’être soigneusement définis » note ainsi A. Auguste Cancalon dans sa conférence intitulée L’Esthétique et le mouvement féministe faite le 17 juin 1899 au siège de la Société positiviste de Paris. « Il est un féminisme qui ne vise qu’à améliorer la situation présente et à faire disparaître de criantes injustices qui sont des survivances d’un passé trop rigoureux pour la femme. C’est une opinion non seulement inoffensive, mais salutaire, tant qu’elle respecte la stabilité du mariage et la hiérarchie de la famille, et ne nous ramène pas à la confusion des fonctions qui caractérise les civilisations primitives. Il est un autre féminisme extrêmement dangereux, fondé sur le sophisme de la parité cérébrale de l’homme et de la femme. Il réclame en conséquence pour celle-ci le partage des fonctions domestiques, civiles et politiques ; […] il détruit l’harmonie de la famille et attaque l’indissolubilité du mariage », « il […] encourage [la femme] à tenter toutes les professions » (2).

En effet, comme le remarque Juliette Rennes dans l’indispensable ouvrage intitulé Le mérite et la nature, Une controverse républicaine : l’accès des femmes aux professions de prestige 1880-1940, « des femmes, se réclamant des valeurs républicaines et méritocratiques du nouveau régime, s’émancipent de lois tacites, considérées comme naturelles, qui les assignent à certaines places dans l’ordre social, pour demander leur intégration dans des institutions historiquement masculines mais officiellement non sexuées » (3).

En somme, le féminisme demande « pour la femme », résume Paul Laffitte, « une éducation semblable à celle de l’homme, mêmes études, mêmes parchemins » mais, « sous prétexte de rendre la femme égale à l’homme, on risque de la rendre inférieure à elle-même » (4) – car la femme incarne prétendument des valeurs proprement féminines qui lui donnent tout son sens en tant qu’être, toute sa légitimité en tant qu’existence, une fois qu’elle peut les déployer dans le cadre de l’intimité, dans celui du foyer.

C’est à ce seul cadre que doivent pour tous les détracteurs du féminisme se cantonner son pouvoir, sa sagacité, son intelligence émotionnelle, la sensibilité de son cœur. Vouloir quitter ce cadre équivaudrait pour elle inéluctablement à quitter sensiblement son être de femme pour devenir en une certaine part semblable à l’homme. En une certaine part, car elle échouerait de fait à devenir homme mais échouerait également à rester femme, perdant, aux yeux des hommes s’opposant à ce mouvement, tout son charme en même temps que la valeur de son être, eu égard à la nature. Ainsi, « [à] quel résultat aboutirait le féminisme ? À réduire la femme à une sorte de rôle d’homme diminué » (5), constate Remy de Gourmont, chantre du symbolisme.

Remarquons néanmoins que la femme est déjà considérée, indépendamment des réactions se déployant face à l’emprise de plus en plus marquée du féminisme, par nombre de médecins comme « intellectuellement et physiquement un homme arrêté dans son développement » (6), ainsi que le rappellent C. Lombroso et G. Ferrero dans La Femme Criminelle et la prostituée ; cette perception de la femme comme d’un être inférieur à l’homme semble produire le terrain juridique spécial où elle se situe mais en vérité c’est bien plutôt ce terrain juridique qui, en partie du moins, fait naître cette perception : « [o]n tient la femme sous tutelle toute sa vie, elle est traitée comme une enfant, comme une mineure et presque assimilée aux aliénés » (7), écrit Marie C. Terrisse dans le premier volume de ses Notes et Impressions à travers le « Féminisme ».

Ce fait prétendument scientifique rappelé par Lombroso et Ferrero tient en outre d’une part à l’idée selon laquelle la femme parvient à maturité, beauté, accomplissement, beaucoup plus tôt que l’homme (aussi ses caractéristiques apparaissent-elles logiquement à un degré moindre de maturité et d’accomplissement, parvenant à leur forme aboutie, eu égard à l’homme, en une durée bien plus courte) et d’autre part à sa constitution organique que l’on qualifie alors de faible, faiblesse mise en exergue avec récurrence selon les médecins par son corps lors de ses menstruations, qui sont alors perçues par la gente médicale comme un affaiblissement certes ponctuel mais important de son corps, car la femme est censée perdre du sang nécessaire à la bonne constitution de son organisme, – conception alors très répandue.

Ainsi, les détracteurs du féminisme considéré à cette époque comme étant le plus radical (c’est-à-dire du seul féminisme poursuivant véritablement l’égalité entre les hommes et les femmes) cherchent à montrer que ce mouvement déduit, comme l’écrit Paul Laffitte, « un certain nombre de propositions abstraites, sans tenir compte de la nature des choses : ainsi se forment les paradoxes » (8).

C’est parce qu’ils ne se situent prétendument pas sur le terrain de la logique, de la vérité rationnelle, mais au contraire de l’absurdité, que le « féminisme et ses revendications » sont alors, peut-on penser, perçus grandement comme ce qui « remplace de nos jours la dévotion » : « [v]ieilles filles, incomprises, asexuées ne vont plus s’agenouiller devant une religion qui a perdu sa vertu consolatrice. Leur mysticisme a été laïcisé […] » (9).

 

Je sais : tout cela est hallucinant. Mais on ne rêve pas. On a beau se pincer, on ne rêve pas : c’est notre hier. Il est de notre devoir de faire en sorte que demain, pour ce qui est des droits de la femme et de la cristallisation de la vision que l’on en a, ne ressemble jamais à cet hier qui est, nous sommes bien forcés de le reconnaître, nôtre.

 

Matthieu Gosztola

 

(1) Une version différente de cet article a paru sur le site Reflets du temps le 17 novembre 2012. Qu’il en soit ici remercié.

(2) Docteur A. Auguste Cancalon, L’Esthétique et le mouvement féministe, conférence faite le 17 juin 1899 au siège de la Société positiviste de Paris, extrait de la Revue Occidentale (numéros du 1erseptembre 1899 et suivants), Versailles, Impr. de Aubert, 1899, p.3.

(3) Juliette Rennes, Le mérite et la nature, Une controverse républicaine : l’accès des femmes aux professions de prestige 1880-1940, Éditions Fayard, collection L’espace du politique, 2007, p. 7.

(4) Paul Laffitte, Le Paradoxe de l’égalité, Librairie Hachette et Cie, 1887, p.VII.

(5) Paul Escoube, La Femme et le Sentiment de l’Amour chez Remy de Gourmont, troisième édition, Mercure de France, 1923, p.28.

(6) C. Lombroso et G. Ferrero, La Femme Criminelle et la prostituée, traduction de l’italien par Louise Meille, revue par Saint-Aubin, Félix Alcan, 1896, p.XIV.

(7) Marie C. Terrisse, Notes et Impressions à travers le « Féminisme », I Excursions dans Paris II Cherchez la femme, III Liberté, Egalité, Fraternité, Librairie Fischbacher, 1896, p.2.

(8) Paul Laffitte, op. cit., p.V-VI.

(9) Paul Escoube, op. cit., p.31-32.

 

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A propos de l'écrivain

Juliette Rennes

 

Juliette Rennes est docteure en science politique (2005, Paris-1) et maître de conférence à l’Université Lyon-2. Sa thèse porte sur Le mérite et la nature. Une controverse républicaine : la mixité du prestige professionnel (1880-1940) et est publiée chez Fayard, 2007. Elle est rédactrice en chef de Chantiers Politiques, une revue de réflexion et de débat politiques fondée par des étudiants de l’Ens Ulm. Elle est aussi membre du Comité éditorial de la revue Mots. Ancienne élève de l’Ens Fontenay-Saint-Cloud, elle a enseigné à l’Iep de Lyon, à Paris-12 et à l’Ehu (Vilnius). Ses thèmes de recherche sont l’argumentation, le discours politique, le genre, la théorie politique. Elle travaille actuellement sur le paradigme argumentatif des controverses sur l’égalité en droit en régime démocratique, notamment celles portant sur le statut juridique des étrangers extra-européens en Europe et sur les unions de personnes de même sexe.

 

A propos du rédacteur

Matthieu Gosztola

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Rédacteur

Membre du comité de rédaction

 

Docteur en littérature française, Matthieu Gosztola a obtenu en 2007 le Prix des découvreurs. Une vingtaine d’ouvrages parus, parmi lesquels Débris de tuer, Rwanda, 1994 (Atelier de l’agneau), Recueil des caresses échangées entre Camille Claudel et Auguste Rodin (Éditions de l’Atlantique), Matière à respirer (Création et Recherche). Ces ouvrages sont des recueils de poèmes, des ensembles d’aphorismes, des proses, des essais. Par ailleurs, il a publié des articles et critiques dans les revues et sites Internet suivants : Acta fabula, CCP (Cahier Critique de Poésie), Europe, Histoires Littéraires, L’Étoile-Absinthe, La Cause littéraire, La Licorne, La Main millénaire, La Vie littéraire, Les Nouveaux Cahiers de la Comédie-Française, Poezibao, Recours au poème, remue.net, Terre à Ciel, Tutti magazine.

Pianiste de formation, photographe de l’infime, universitaire, spécialiste de la fin-de-siècle, il participe à des colloques internationaux et donne des lectures de poèmes en France et à l’étranger.

Site Internet : http://www.matthieugosztola.com