Le mémo d’Amiens, Jean-Louis Rambour
Le mémo d’Amiens, 2014, vignette de couverture Isabelle Clement, 96 pages, 8 €
Ecrivain(s): Jean-Louis Rambour Edition: Editions Henry
« C’est un pays étrange, cette ville, avec tous ces gens », c’est sur cette citation du Clézio que s’ouvre ce recueil, qui bien que tenant dans la poche, pèse son poids de vies humaines et d’un siècle condensé. 90 poèmes-photos, 90 portraits de 14 lignes. Une ville, Amiens et des gens, des habitants. Des prénoms, quelques noms, des histoires, des rêves, des ambitions, des douleurs, des misères, des saloperies aussi de tout un siècle découpé en guerres, en entre-deux, en révolutions.
Ici Julia parle de la grande souffrance d’Amiens (…)
La grande souffrance dit-elle Deux guerres mondiales
À elle seule L’idée qu’on a pris forme humaine
Pour vivre la somme des malheurs la note élevée
Pris forme humaine pour offrir ses ruines
Toute cette grande machinerie de l’Histoire à coups de bottes, de pieds résolus, de pieds nus, de pieds noirs, d’escarpins tourbillonnant après l’amour, la grande marche de l’Histoire à coups de bombes, de bulldozers, de bâtiments qui s’effondrent, de bâtiments qui se dressent, de fermes qui disparaissent, de zones et d’entreprises aux noms anglo-saxons qui engraissent. Et les gens, les gens qui vivent tout ça, des gens qui habitent, font et défont la ville, des gens venus de là et d’ailleurs, tout plein de mémoire et de trous.
On construit on construit Les ouvriers de Pi and Dji
Ont besoin de murs autour de leurs lits
De fenêtres pour imaginer des libertés
Sans compter qu’il y a Good Year Cyclam
Plastic Omnium Unither Scott Bader Vidam
Whirpool Faiveley Mersen France Sans compter
La guerre d’Algérie qui jusqu’ici distribue ses exils
Beaucoup de noms dans le mémo d’Amiens, un mémo c’est fait pour ça, pour ne pas oublier, les noms de personnes, noms de rues, de places, de quartiers et de ciel et de pays aussi laissés derrière, mais dont quelques graines sont venues les unes après les autres fleurir la ville de couleurs nouvelles. De parfums nouveaux.
Geneviève, Rémi, Georges, Laurent, Isabelle, Lucienne, Léon… A eux seuls, les prénoms, tout un poème. Nemrod venu du Tchad jusqu’à cette ville d’Amiens où L’eau ne fait que glisser dans les tuyaux de cuivre et où la misère pourtant est belle de ses salles de bains / Et ses terrasses de café où la bière est en or. Là où Boris flotte avec les nuages des gitanes / La bière sa petite odeur d’urine d’âne surie.
Il y a le travail, ses travailleurs et ses exclus et il y a le foot. Daniel (…) estime qu’un ballon est un bon résumé / De l’aventure humaine Tous les globes d’ailleurs / Plus généralement Les globes et les nombrils.
Jennifer, Chaïma, Yliès, Caetano, Germain, Gilles, Jaqueline. Gilles qui se fait appeler Njango. Habib, Jésus, Anna et puis les épiciers, Monsieur et Madame Tellier. On ne pèse plus les pâtes / Le riz, la levure On ne râpe plus le fromage / On ne surveille plus l’intégrité des grains de café / On ne se fait plus servir C’est le début du non-partage / On apprend le mot de self-service On s’en repaît (…) Le curé tente d’excommunier le chewing-gum / Mais en vain / On entre dans l’ère du self et du look
Le château d’eau du Pigeonnier devient le poste de surpression d’eau potable dépendant du département eau et assainissement / De la mairie d’Amiens sous la responsabilité de l’agent Matthieu Bernard.
Les temps changent, tout change mais la nuit a-t-elle perdu la manie misérable d’accoucher ses cauchemars chats noirs / Ses ogres bossus aux manches de chandail / Luisantes de pailles et du mucus des limaces ?
Amiens sous la plume de Jean-Louis Rambour nous laisse découvrir son intimité, les dessous de visages innombrables, son grand théâtre…
Ch’est nous chés tchots/Conmédiens/Chés viux cabotants d’Anmiens (1)
Le mémo d’Amiens est un hommage poignant, sensible mais surtout pas mièvre, au contraire digne, lucide, sans concession, hommage aux femmes et aux hommes, d’où qu’ils viennent, qui forment le vrai ciment des murs d’une ville, qui la font tenir debout, en lui offrant encore un souffle d’humanité, aussi chargé soit-il.
Cathy Garcia
(1) C’est nous les petits comédiens/les vieux cabotins d’Amiens, dans la chanson d’adieu des marionnettes traditionnelles picardes, par Maurice Domon
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