Le Maître du Talmud, Éliette Abécassis (par Gilles Banderier)
Le Maître du Talmud, février 2018, 360 pages, 22 €
Ecrivain(s): Eliette Abécassis Edition: Albin Michel
« Le peuple juif a créé le Talmud et le Talmud a créé le peuple juif », disait le rabbin Adin Steinsaltz, qui a fait plus que tout autre pour que ce livre infini devienne accessible à l’humanité entière. Il existe un miracle du Talmud : que cet ouvrage nous soit parvenu, même incomplet (il en manque près de la moitié et les traités disparus paraissent avoir été perdus de bonne heure), relève du prodige, compte tenu des efforts qui furent déployés pour le faire disparaître. Le parallèle avec le peuple juif est évident et lumineux. Durant des siècles, certains traités ne survécurent qu’en un seul exemplaire manuscrit, à la merci des hommes, des animaux ou des éléments.
Le nouveau roman d’Éliette Abécassis plonge son lecteur dans un de ces moments paroxystiques et s’inspire de faits avérés. Une fois n’est pas coutume, la menace venait des rangs mêmes du judaïsme, en la personne d’un certain Nicolas Donin, un Juif qui refusait l’autorité du Talmud, se convertit au christianisme, écrivit au Pape pour accuser ses anciens coreligionnaires d’étudier un livre (le Talmud) qui blasphémait le Christ et la Vierge. Le Pape demanda au roi de France d’éclaircir ce point.
Saint Louis organisa une controverse publique opposant le rabbin Yéhiel de Paris à Nicolas Donin. Rien n’indique que ce dernier ait été un esprit brillant, de quelque religion qu’il se réclamât, et il fut assisté par les « plus grands théologiens chrétiens, Gauthier Cornu, archevêque de Sens, Guillaume d’Auvergne, évêque de Paris et Eudes de Châteauroux, chancelier de l’université », p.179 (qui les considérerait encore comme tels ?). Dès qu’il y avait un mauvais coup à faire, l’Université de Paris n’était pas loin. En ce qui le concerne, le roi était juge et partie. Cette controverse permit de légitimer une décision sans doute prise par avance : la destruction de tous les manuscrits du Talmud qu’on pût trouver. Ce fut la fin de la brillante école talmudique française, incarnée par le vigneron champenois Rachi et ses disciples (comme Moïse de Coucy, qui avait participé à la dispute).
On sait peu de choses au sujet de Nicolas Donin, personnage peu sympathique, tant au point de vue juif que du point de vue chrétien. Éliette Abécassis en fait un qaraïte, un membre de cette secte juive refusant l’autorité de la Loi orale (à la différence des Juifs d’Éthiopie, découverts au XVIIIe siècle, qui, eux, ignoraient le Talmud parce qu’ils n’en avaient jamais entendu parler). On a suggéré que les qaraïtes (qui sont à peu près l’équivalent des protestants à l’intérieur du christianisme) pourraient être les descendants de la secte établie à Qumrân. Y eut-il des qaraïtes en France au XIIIe siècle ? Nicolas Donin en fit-il partie ? Là intervient la souveraine liberté du romancier. Nous ignorons ce qui a motivé Donin dans sa trajectoire destructrice : désir d’attirer l’attention sur lui ? manifestation médiévale de la jüdischer Selbsthass dont on a voulu faire (à tort) un trait caractéristique ? Nous ne savons qu’une chose : un mauvais Juif ne fera jamais un bon chrétien et il ne semble pas que l’Église ait gagné quoi que ce soit à s’agréger Nicolas Donin.
Le Maître du Talmud est un roman historique, c’est-à-dire une élaboration fictive (qui entretient évidemment des liens avec l’ici et le maintenant) à partir d’événements réels. Le meurtre d’un nourrisson, dont le corps est retrouvé enveloppé d’un linge portant une référence talmudique (Yoma 37 b – signalons ici un anachronisme : le daf, le folio talmudique, tel que nous le connaissons aujourd’hui, ne s’est imposé que bien après l’édition de Daniel Bomberg. Aucun des Richonim, lorsqu’il cite le Talmud, ne donne de référence aussi précise) réveille les fantasmes accusatoires de meurtre rituel. Compte tenu de ce qui s’est produit ces dernières années, depuis le meurtre sauvage d’Ilan Halimi, ce cri du cœur poussé par un Juif du XIIIe siècle (« La France était notre pays ! Nous y étions nés, nos parents, les parents de nos parents. C’était notre langue, notre culture, notre façon de penser et notre façon d’être », p.35-36) rend un son « contemporain » et renvoie à Alyah (2015). D’autres nuages s’accumulent aujourd’hui au-dessus des Juifs de France et l’Église n’y est plus pour rien. Dans un registre plus anecdotique (encore que…), les discussions autour du divorce (p.58) n’ont pas perdu de leur actualité.
Éliette Abécassis n’a pas construit son roman selon un manichéisme simpliste, en opposant les gentils Juifs aux méchants chrétiens. Elle rappelle que, de tous temps, des chrétiens s’intéressèrent au judaïsme et protégèrent les Juifs, fût-ce contre leurs propres coreligionnaires (voir le premier article du concile de Tours, 10 juin 1236 : « Nous défendons étroitement aux Croisés et aux autres chrétiens, de tuer ou battre les Juifs, leur ôter leurs biens ou leur faire quelque autre tort, puisque l’Église les souffre, ne voulant point la mort du pécheur, mais sa conversion », Dictionnaire portatif des conciles, Paris, Didot, 1758, p.485-486). Bien que cela ne soit pas son but, le roman contient des remarques pouvant illustrer une introduction au Talmud (« Il me faisait rencontrer des maîtres, morts et vivants, qui m’ouvraient à des pensées insondables, me permettaient de comprendre le monde et d’approcher non pas la vérité, mais au contraire l’infini des possibles », p.50. N’est-ce pas une belle définition ?), lequel forme pour ainsi dire un personnage du roman : un livre pour lequel on tue, un livre qui s’empare de l’esprit de ceux qui l’étudient : « Le Talmud valait-il la peine qu’on risque sa vie pour lui ? Soudain, une pensée me traversa l’esprit : c’était le Talmud qui avait changé Nicolas Donin, et qui l’avait rendu fou de haine » (p.173). Derrière cette remarque se profile la question de l’interprétation d’un autre livre sacré (qui n’est pas le Talmud) : peut-on y abroger ce qui relève de l’inhumain ?
Gilles Banderier
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