Le Maître de Ballantrae, Robert Louis Stevenson, par Didier Smal
Le Maître de Ballantrae, Robert Louis Stevenson, Gallimard/Folio, juin 2000, trad. anglais Alain Jumeau, 368 pages, 7,20 €
Un topos facile : dans l’œuvre de Robert Louis Stevenson (1850-1894) éclate une fascination certaine pour le mal, pour la part sombre de l’âme humaine, et voilà que s’embraye une lecture psychologisante s’appuyant sur la biographie de l’auteur, à toute fin utile, et voilà qu’un thésard s’en tire avec les honneurs, et voilà qu’un éditeur peut participer à la déforestation et encombrer les librairies. Certes, tout cela est bien beau, mais c’est faux.
Stevenson n’éprouve pas de fascination pour le mal ; il montre un homme complexe qui peine à s’avouer ses zones d’ombre, et il refuse de l’en juger. Car au fond, qu’est Mister Hyde si ce n’est un Docteur Jekyll sans surmoi, puisque tout lecteur attentif de la nouvelle les concernant aura constaté que le second possède en fait des caractéristiques (a)morales présentes chez le premier, mais décuplées, mais centuplées, et dépourvues de tout vernis de bienséance ?
Cette confrontation pure car sans jugement posé par l’auteur, ou le narrateur, peu importe au fond, est portée à son acmé dans une nouvelle extraordinaire, Ceux de Falesa, écrite alors que Stevenson séjourne aux Iles Samoa depuis trois ans, en 1892 ; cette nouvelle, il faudra un jour en dire tout le bien possible, ne fût-ce que pour faire exister l’auteur écossais au-delà de quelques écrits plus souvent cités que lus. En attendant, évoquons son gigantesque roman, Le Maître de Ballantrae, terminé trois ans plus tôt et ayant trait aussi à cette part obscure de l’âme humaine, de façon cinglante, avec une capacité absolue de faire vaciller les certitudes du lecteur.
Parlons un rien technique et genre, histoire de satisfaire à celui de la recension, de genre. Le roman se présente comme un récit encadré : une brève préface explique la découverte, en 1889, de vieux papiers relatifs à une famille noble écossaise depuis éteinte et en justifie la publication, au nom d’une « tragédie inexpliquée », après un siècle de silence. Mais cette préface est aussi, discrètement, une recommandation littéraire, un conseil à tout auteur de la part d’un Stevenson qui a aussi écrit sur l’art du roman ; celui à qui on a fait lire ces papiers veut publier l’histoire qu’ils contiennent telle quelle, sans la retoucher, et s’en justifie de la sorte auprès de l’ami qui les lui a remis : « J’ai la conviction que rien n’est plus noble que le dépouillement [,] et je suis certain que rien n’est aussi intéressant. Comme j’aimerais que toute la littérature soit dépouillée, et que tous les auteurs n’en fassent qu’un ! ». Magnifique profession de foi, à laquelle Stevenson se tient trois cents pages durant, ramassant d’un style nerveux, et très bien servi par Alain Jumeau en français, un récit sur les conflits en Ecosse vers 1745, des aventures en mer, de la piraterie, un séjour aux Indes françaises, un duel, du mystère oriental, des tourments amoureux, une expédition vers le Grand Nord, un soupçon de magie et, surtout, une plongée sidérante dans l’âme humaine. Alors, un roman d’aventures ? Non, un roman d’aventure – humaine.
Cette aventure est celle de deux frères issus de la petite noblesse écossaise, qu’un tirage à pile ou face va séparer à jamais en 1745, l’un devant partir à la guerre, l’autre pas – pour faire très bref. A partir de ce moment, c’est une autre guerre, intime et longue de plus de vingt ans que vont se livrer Henry, celui qui est resté près de son père, a épousé une fille noble, et James, celui que le sort a jeté sur les routes et les mers. James, très vite, acquiert le surnom de Maître de Ballantrae, et c’est ainsi qu’il est désigné dans ce qui sont les Mémoires de Mackellar, intendant du domaine des Durrisdeer. Ces mémoires eux-mêmes sont entrecoupés d’extraits des « Mémoires du chevalier de Burke », au service du Maître, et du témoignage d’un certain Mountain, au service du même. Cette technique narrative permet de conserver au récit toute sa cohérence, sa puissance et, surtout, son point de vue unique et pourtant impartial malgré l’attachement à Henry.
Car l’impartialité terrible lue dans Ceux de Falesa, c’est ici qu’elle trouve son origine. Mackellar, bien qu’au service du gentil en apparence, Henry, se refuse à juger tout à fait le Maître, à en peindre le portrait diabolique facile attendu dans ce genre d’histoire. Au contraire, tant d’Henry que de James, il montre les deux facettes ; pour les deux, il éprouve, et fait partager par le lecteur, des sentiments ambigus. Ainsi, il montre un Henry à deux doigts de céder lui aussi au mal : « je vis sur son visage ce sinistre sourire qui ressemblait un peu à celui du Maître », et la lente dégringolade mentale de ce « Milord » est montrée sans pitié. Quant au Maître, côtoyé le temps d’une houleuse traversée de l’Atlantique, il en dresse un portrait élogieux à certains égards, célébrant sa droiture dans la vengeance, ses qualités de stratège et son courage. Mieux : il en vient à dévaloriser Henry pour James, surtout lorsque le premier se met à chanter, puisqu’il « n’était pas doué pour la musique, son frère possédait toute les grâces de la famille ». Deux visages, deux ambivalences, ni Bien, ni Mal – des humains.
C’est ici que je vais commettre un crime de lèse-Echenoz. En effet, Jean Echenoz, dans la postface du présent volume (bon, c’est de ma faute, qu’ai-je à lire les postfaces, aussi ?), proclame que la fascination du lecteur pour le Maître de Ballantrae, voulue par Stevenson puisqu’il lui a offert le titre du roman, viendrait de ses caractéristiques : « Séduction, beauté, sadisme et baratin. Passion de pervertir et de manipuler ». Je pense, en toute modestie, qu’Echenoz ne va pas assez loin dans la raison de cette fascination. Ce qui fascine chez James Durrisdeer, ce n’est pas tant la présence du mal que l’acceptation de ce mal. Et encore, je me trompe : son acceptation non pas du mal, mais de ses propres caractéristiques morales et leur effet sur autrui. Ainsi, il se revendique « tyran » parce qu’il sait qu’il excelle à ce rôle. Ainsi, il admet tout à fait être animé par un désir de vengeance, par la colère. En cela, le Maître de Ballantrae n’est pas un représentant du Malin, à mes yeux : il est un être humain complexe qui possède une caractéristique d’une émouvante beauté, au fort potentiel mélancolique – il se voit tel qu’il est et se présente de la sorte au monde. Certes, il est fourbe ; certes, il manipule (je préfère répéter : il est stratège, histoire de ne pas mettre le Maître de Ballantrae à la mode psychologique du jour) ; certes, il veut détruire la vie de son frère ; mais il le fait en toute conscience, en toute… honnêteté.
Finalement, toutes les histoires de doubles chez Stevenson (ou chez Maupassant parmi d’autres) pourraient, c’est une suggestion, se ramener à une problématique simple : que se passe-t-il lorsque l’on refoule sa part sombre, que l’on feint de l’ignorer, voire qu’on proclame son inexistence ? Elle ressort, pervertie, agrandie, monstrueuse. Contre la doxa contemporaine, Stevenson propose ce périlleux exercice : regarder au fond de son âme et s’y reconnaître – non pas pour céder à ces monstres qui gisent, mais pour accepter leur existence et les maîtriser – avant qu’ils nous maîtrisent. Le Maître de Ballantrae, quant à lui, et c’est une force, n’a pas voulu faire taire ses démons – encore que : il aurait pu faire subir bien pire que sa vengeance finale à son frère… – mais il les a en tout cas acceptés, reconnus, il ne s’en est pas voulu victime passive : il a agi. En cela, c’est un héros tragique homérique, c’est un cas d’humanité comme l’on n’en croise peu en littérature. Et même dans la vraie vie. Il n’en est que plus beau, même si cette beauté est terrible, formidable.
Didier Smal
Robert Louis Stevenson (1850-1894) est né à Edimbourg et est mort à Vailima (Samoa). Ses romans les plus connus sont L’Ile au trésor et L’Étrange cas du Dr. Jekyll et Mr. Hyde. Il a aussi écrit des récits de voyage et des essais relatifs à l’art romanesque.
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