Le Magicien, Colm Tóibín (par Jacques Desrosiers)
Le Magicien, Colm Tóibín, Grasset, août 2022, trad. anglais (Irlande), Anna Gibson, 608 pages, 26 €
Cette biographie de Thomas Mann est en fait un roman qui raconte sa vie sur un rythme trépidant en l’émaillant de suspenses. Au revers de la médaille, des chapitres entiers accumulent les péripéties, beaucoup fabriquées de toutes pièces par l’auteur, avec de longues conversations et la description rapprochée de situations intimes. C’est ce qu’on appelle aujourd’hui une exofiction. À cela près qu’elle est assise sur une masse de recherches, comme le montre la bibliographie que Tóibín a annexée à la fin. On lui fait confiance sur le tableau qu’il brosse de l’Allemagne à l’approche du 20ème siècle et de l’adolescence de Mann à Lübeck, que sa mère brésilienne quittera à la mort de son mari pour Munich, où Mann commencera à publier et rencontrera la riche Katia Pringsheim. Sur les mille contrariétés de son exil aux États-Unis et les contacts avec la Maison-Blanche. Sur l’épreuve finale, où Tóibín nous fait voir combien l’écrivain a gardé intacte jusqu’à ses derniers jours son admiration pour la musique, capable d’atteindre une pureté impossible en littérature où il faut se salir les mains. Tóibín suit à la trace cette chronologie d’une vie secouée par les coups de tonnerre des deux guerres mondiales dans un style neutre et réaliste.
Mais c’est surtout un portrait de famille qu’il peint. Car le plus gros du livre se concentre sur les conflits personnels qu’a vécus Mann : confrontations avec ses six enfants, relations explosives au sein de la fratrie, prises de bec entre les uns et les autres à une époque où la politique ne lâchait personne, rivalité avec son frère Heinrich (l’auteur du Professor Unrat, devenu L’Ange bleu au cinéma, et qui milite à l’autre bout du spectre politique), anxiété au moment des émigrations forcées, pressions de tous bords, en privé, en public et dans les coulisses. Le bilan de tout ce que Mann a traversé est inouï. Ses deux sœurs se sont suicidées et Heinrich, un temps célèbre, est mort dans le dénuement. Le livre évoque les possibles relations incestueuses de sa femme avant son mariage, thème repris dans la nouvelle Sang réservé, et la vie extravagante de ses enfants, dont la moitié sont gais ou bisexuels de façon ostentatoire dans une Allemagne en feu. Pendant un temps, les deux aînés, Erika et Klaus, se sont partagé des amants.
La sexualité occupe une place importante dans le livre. On sait que Mann lui-même a toujours été attiré par les jeunes garçons. Il ne cachait pas vraiment ses désirs en privé, encore moins dans son journal. Mais il les a gardés secrets en public toute sa vie avec la complicité de sa femme, si bien que leur mise au grand jour quand ses journaux intimes sont parus en 1975, vingt ans après sa mort, avait eu l’impact d’une révélation. Même si ces désirs ne semblent pas avoir été réciproques, dans l’optique de Tóibín ils ont été la grande affaire de sa vie.
Il y a eu des camarades de classe, puis un ami cher dans sa vingtaine, ou des décennies après, dans un grand hôtel de Zurich, le coup de foudre pour un serveur dont il ne pouvait détacher les yeux. Des personnages de ses œuvres sont inspirés de ces amours. Son copain Armin Martens, qu’il avait aimé à l’école, devient dès les premiers paragraphes de Tonio Kröger Hans Hansen, pour lequel Tonio « avait déjà beaucoup souffert ». En 1911, Mann est envouté par la beauté d’un très jeune garçon qu’il contemple pendant des heures et des jours sur la plage du Lido : l’année suivante, le garçon est réincarné, prudemment vieilli de quatre ans, sous la figure de Tadzio dans La Mort à Venise. C’est un ancien camarade de l’école secondaire qui apparaît sous le nom de Hippe dans La Montagne magique, autour de l’histoire du crayon emprunté, et dont se souvient amoureusement Hans Castorp alité dans le sanatorium.
Mais selon Tóibín, Mann n’a pas fait que rêver : il a assouvi ses désirs dans la vie réelle. Aussi Le Magicien comporte-t-il des scènes érotiques, tels une séance de masturbation mutuelle avec le fils de son professeur à laquelle Thomas se serait livré un soir de ses 17 ans, ou à cinquante ans l’échange de baisers dans son bureau avec un jeune admirateur. Tóibín insère ces incartades dans son récit comme des faits parmi les autres. Bien sûr qu’elles sont possibles à défaut d’être vérifiables, mais il faut une dose de présomption pour les déclarer vraisemblables, comme il l’a fait dans diverses entrevues. Rien dans la vie connue de Mann ne suggère qu’il soit jamais passé à l’acte. « Ce n’est pas documenté », a admis Tóibín au journal Le Monde, mais « les chances qu’il n’ait eu aucune rencontre érotique sont proches de zéro ». « En tant qu’auteur de fiction, ajoute-t-il, je ne me préoccupe nullement d’érudition ni d’exactitude. Ce qui m’intéresse, c’est de forger une illusion pour vous, lecteur. Parfois, moins j’en sais, mieux c’est ».
Dans la London Review of Books, Seamus Perry s’est dit d’accord avec le biographe allemand Hermann Kurzke (que Tóibín a lu), que le refoulement de sa sexualité, échec moral pour Mann sur le plan personnel, a peut-être été en même temps la condition d’existence de son œuvre. Qui sait si son romantisme ne l’a pas incité à penser que les expériences les plus précieuses devaient éviter « the vulgar trap of something actually happening » (le piège vulgaire de leur matérialisation). Et Perry de citer les sublimes vers de John Keats :
Heard melodies are sweet, but those unheard
Are sweeter ;…
Qui a tort, qui a raison ? Tóibín cultive les fruits de son imagination. Il ne faut pas oublier qu’il charge son récit de mille détails crus, comme lorsqu’il décide que Katia entame leur première nuit amoureuse en embrassant Thomas « avec la langue, en ouvrant grand la bouche ». Quelques heures avant, tout au long de leur repas au restaurant, Tóibín imagine Mann imaginer « Katia nue, sa peau blanche, ses lèvres pleines, ses petits seins, ses jambes musclées. Pendant qu’elle lui parlait à voix basse, il vit qu’elle pouvait aussi bien être un garçon ». Ainsi vont les exofictions.
Rappelons par ailleurs qu’après son camarade Hans, Tonio Kröger se pâmera pour la blonde Ingeborg, qui représente la joie de vivre impossible à atteindre pour l’écrivain qu’il est. Et que Hans Castorp fera la cour à l’excentrique et séduisante Clavdia Chauchat, relation qui atteindra son paroxysme pendant la folle « Nuit de Walpurgis », l’un des moments forts de La Montagne magique, quand Mann reprend magistralement l’histoire du crayon emprunté. Le symbolisme du crayon est un peu appuyé, mais même si on réduit bêtement le personnage de Hans Castorp à la personne de Thomas Mann, toutes les pistes d’interprétation restent ouvertes ; de toute façon là n’est pas la question.
L’imagination de Tóibín roule à fond de train sur bien d’autres choses qui n’ont rien à voir avec le dossier sexuel. On est ou on n’est pas sur la même longueur d’onde que lui, c’est selon. Parfois, même là où on a compris qu’il fabule, l’espèce de démonstration narrative qu’il développe pour illustrer son point de vue peut emporter l’adhésion. Thomas Mann a été la cible de graves accusations. Lorsque son fils Klaus s’est suicidé en 1949, à l’âge de 42 ans, il a décidé de poursuivre sa tournée de conférences au lieu d’aller à ses funérailles. Voilà la preuve a-t-on mille fois répété que cet homme égocentrique, enfermé dans son œuvre, était un monstre de froideur même à l’égard de ses proches. Les longues pages où Tóibín imagine les discussions animées entre les membres de la famille dans les heures qui ont suivi l’annonce de la tragédie – et le rappel obsessif de Klaus dans l’esprit de Thomas jusqu’à la fin de sa vie – donnent à penser que la peine, et non l’indifférence, expliquerait le geste des parents : ni l’un ni l’autre ne se sentaient capables d’aller marcher dans les rues de Cannes derrière le cercueil de leur fils, puis de le voir descendre dans la terre.
Autre accusation fréquente contre Mann, qu’il a été mou face à la montée du nazisme, comme si au début il avait été dans le déni d’une réalité qui crevait les yeux de Heinrich, d’Erika, de Klaus et de Golo, tous très réveillés là-dessus. Il est certain qu’il a mis du temps à voir venir le fascisme et à s’y opposer publiquement. Mais il était convaincu pendant un temps que banni du Reich il n’aurait plus aucun lecteur et, ô vertige, aurait écrit dix ans plus tôt La Montagne magique pour rien ni personne. Il craignait aussi que toute prise de position contre le régime mette en péril la vie de son éditeur et de ses beaux-parents juifs restés en Allemagne. Bientôt cependant il deviendra l’une des voix antinazis les plus actives : cinquante-cinq allocutions à la BBC d’octobre 1940 à mai 1945, sans parler des conférences en Amérique et ailleurs. Voilà pour les faits avérés. Après la guerre commence la guerre froide. Le romancier déroule alors, à sa manière inventive à laquelle on est maintenant habitué, le long récit de la résistance de Mann aux pressions exercées par les Américains pour qu’il n’aille pas en Allemagne de l’Est en 1949, à l’occasion du bicentenaire de Goethe. Tóibín nous fait écouter quelques conversations musclées où on voit Mann tenir son bout, d’abord face au grand patron du Washington Post, le puissant banquier Eugene Meyer, mandaté par Roosevelt pour le convaincre de ne pas faire le voyage, puis avec un représentant du Département d’État qui mettra le FBI à ses trousses jusqu’à la frontière.
Son dilemme est terrible : soit qu’il renonce au voyage et passe alors pour un pantin des Américains aux yeux de toute la classe littéraire allemande ; soit qu’il traverse et fasse preuve d’ingratitude envers ceux qui l’ont aidé, sauvé et protégé, lui et sa famille. Il choisira courageusement l’ingratitude, ira à Weimar, un peu naïvement, et il s’en voudra, mais pour lui la langue allemande unissait les deux Allemagne d’une façon fondamentale. Il paiera le prix. En plein maccarthysme – où il ne suffisait pas d’être non communiste, mais ouvertement anticommuniste – il perdra ses accointances chez les Américains proches du pouvoir, notamment les Meyer (il avait été inondé de faveurs par Agnes Meyer), et se sentira bientôt comme un intrus aux États-Unis. Un hôtel de Berkeley, woke avant l’heure, annulera un événement où il devait parler. Il retourne en Europe en 1952, trois ans avant sa mort – mais non en Allemagne, sa patrie qu’il craint et que Katia rejette complètement. Là aussi il serait un intrus qui se l’est coulé douce pendant la guerre. Il a lui-même un mouvement de dégoût lors d’un banquet en son honneur à Munich, où il est obligé « de serrer des mains épaisses qui étaient poisseuses de sang voilà peu ». D’où le choix de Zurich. Ces pages captivantes sont parmi les meilleures de Tóibín.
Mais elles pointent un problème récurrent dans le livre. On savait que Thomas et Katia n’étaient pas allés aux funérailles de leur fils. De même au moment du départ à la fois loufoque et angoissant de Stockholm quand éclate la guerre, et dont Tóibín étire les complications avec maestria : les Mann, paniqués, vont-ils réussir à quitter la ville et échapper aux Allemands ? Bien sûr que oui ! On le savait. En décidant d’opérer dans la zone grise entre le roman et la biographie, Tóibín a créé des embûches majeurs. Les détails de ces suspenses, bien que menés rondement, sont cousus de fil blanc pour le lecteur qui connaît Mann et qui sera dans l’impossibilité de suspendre son incrédulité. Les autres apprendront beaucoup de choses, mais sans se rendre compte, avec l’intimidante bibliographie à la fin, qu’une bonne partie d’entre elles ne sont survenues que dans l’imagination de Colm Tóibín.
*
Il n’est pas désagréable de voir les œuvres se profiler à travers des événements dans le monde réel. On devine que le voyage en Italie qui nous est narré est la matière qui servira bientôt à écrire le roman que l’on sait. Mais les œuvres de Mann ne remplissent dans le livre que la fonction utilitaire de faire avancer le récit. Certains ont applaudi Tóibín d’avoir cherché davantage à nous faire revivre la vie de l’écrivain qu’à fouiller les ressorts de ses créations. On voit naître les œuvres, mais on n’y entre pas. Et c’est dommage. La sexualité prend tellement de place dans l’esprit de Tóibín qu’elle nous fait oublier la richesse symbolique dont regorgent les œuvres de Mann. La passion d’Aschenbach pour la beauté dans La Mort à Venise ne peut se ramener à la silhouette d’un adolescent. On visite un sanatorium avec Mann en 1912 dans la vraie vie, mais très peu d’éclairage est projeté sur la fascination pour la maladie, l’éclatement du temps ou les discussions sur l’avenir de l’Europe dans La Montagne magique. Tóibín ne fait pas un pas pour s’approcher du génie créateur de Mann, ça ne semble pas l’intéresser. C’est pourquoi de grands pans de l’œuvre brillent par leur absence. Sur les 600 pages du livre, un seul paragraphe sur Joseph et ses frères, dont les quatre tomes ont pris dix ans de sa vie à Mann. Seule est vraiment prenante l’élaboration de sa dernière œuvre, inachevée, Les Confessions du chevalier d’industrie Félix Krull, l’histoire d’un « roi de l’esquive, celui qui tirait toujours son épingle du jeu ». D’autre part, si Mann a été très sélectif dans sa lecture de Nietzsche et de Schopenhauer, les deux philosophes l’ont aiguillonné dans son travail et sa réflexion. Absents. Aucun mot sur ses nombreux essais. Pourtant la cohabitation chez lui d’un créateur fertile et d’un intellectuel pris dans les plus violents soubresauts de l’Histoire, d’abord apolitique dans la pure tradition germanique, puis partisan de la République de Weimar et après la guerre critique sévère de la culture occidentale – est fascinante. Sur la littérature elle-même, une courte discussion, une page, avec Heinrich. Cela dit, Tóibín nous le montre souvent en train de travailler. Après tout, la création de ses œuvres l’a occupé chaque jour de sa vie, rivé qu’il était à sa table tous les matins, nulla dies sine linea, jusque dans le paquebot sur lequel il a fui l’Europe, avec un coin aménagé pour lui, au grand dam des autres passagers, nombreux et entassés, qui n’avaient que faire de ces faveurs qui lui étaient accordées. Mais Katia était intervenue.
Le livre dresse d’ailleurs un portrait vivant de Katia Pringsheim, qui loin d’être dans l’ombre a plus de présence que son mari dans le roman : brillante, douée d’un merveilleux sens de l’ironie, discrète et influente, solidaire de Thomas en tout, et ne faisant pas de cas de son homosexualité plus ou moins cachée. Parfois le couple entier reste mystérieux. On ne sent pas l’abîme où ont dû les entraîner les frasques de leurs enfants ou les incertitudes créées par leurs déplacements répétés d’un continent à l’autre. Pendant ce temps, beaucoup trop de choses restent à un niveau anecdotique. Il est divertissant de croiser pendant l’exil américain Einstein, ami de Mann (qui flirte pourtant avec Katia), Alma Mahler (flirte avec Mann), Brecht, Bruno Walter vieux (a une liaison avec Erika), Eleanor Roosevelt, plusieurs autres – mais cela ne nous éclaire sur rien.
Toutes ces réserves faites, il y a un plaisir indiscutable à lire Le Magicien qui vient à la fois de la riche documentation sur Mann où Tóibín a puisé et de son habile dramatisation autour des aléas de sa vie, de ses rencontres, des confrontations de tous les côtés. La distance que son style neutre lui permet de garder, ne louangeant ni ne condamnant son protagoniste, l’empêche peut-être d’entrer vraiment dans l’être et la pensée de Mann, et c’est pourquoi dans son roman l’écrivain est souvent à l’écart et silencieux, comme s’il assistait au récit de sa vie. Mais en même temps, à travers cette neutralité mêlée d’une certaine sympathie, se dessine le profil d’un homme très solide, qui a créé des œuvres d’une richesse hors du commun depuis ses dix-sept ans jusqu’aux derniers mois de sa vie, au milieu de bouleversements majeurs. Si Tóibín n’est pas toujours convaincant, il a le mérite de montrer à quel point le grand écrivain allemand avait une personnalité complexe, voire opaque. Et c’est peut-être très bien ainsi.
Jacques Desrosiers
Colm Tóibín, né en 1955, est un prolifique romancier, nouvelliste, critique et journaliste irlandais. Il enseigne la littérature à l’Université Columbia à Manhattan. Il a notamment publié en 2004 Le Maître, une biographie romancée qui se concentre sur quelques années de la vie de Henry James.
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