Le Loup des mers, Jack London (par Didier Smal)
Le Loup des mers, Jack London, trad. anglais (USA), Philippe Jaworski, 480 p. 10,90 €
Ecrivain(s): Jack London Edition: Folio (Gallimard)En 1904, Jack London publie Le Loup des mers ; ce roman est son quatrième, juste après L’Appel de la forêt et trois recueils de nouvelles dont le thème principal était l’aventure, en particulier dans le Grand Nord. Le thème principal du Loup des mers est aussi l’aventure, mais autant morale que maritime, car il s’agit du récit à la première personne de l’embarquement forcé d’un critique littéraire de la Côte Ouest, Humphrey Van Weyden, sur un phoquier dont le capitaine, par son absence totale de morale et sa brutalité foncière, va lui faire connaître une forme d’épiphanie ténébreuse, ainsi qu’il le constate par son absence de réaction émotionnelle au massacre à coups de poings d’un autre membre de l’équipage :
« Je fus épouvanté de découvrir la pente que prenait ma pensée. La sauvagerie qui régnait à bord avait sur moi un effet corrupteur ; elle promettait de détruire tout ce que la vie offrait de beau et de bon à mes yeux. La raison m’ordonnait de considérer la raclée reçue par Thomas Mugridge comme une horreur et pourtant je ne pouvais m’empêcher d’en éprouver un vif plaisir. Si l’énormité de mon péché m’oppressait – car c’était bien d’un péché qu’il s’agissait –, j’en riais pourtant, d’un rire imbécile. Je n’étais plus Humphrey Van Weyden. J’étais Hump, mousse de cabine à bord de la goélette Fantôme. Loup Larsen était mon capitaine, Thomas Mugridge et les autres étaient mes compagnons de bord, et la couleur dont ils étaient peints déteignait sur moi chaque jour un peu plus ».
Cette teinte deviendra de plus en plus sombre, au point d’inciter le narrateur, devenu entre-temps le second suite à la disparition de celui en titre, à des pensées meurtrières à l’encontre de Loup Larsen, et il faudra l’arrivée sur la goélette d’une femme, Maud Brewster, poétesse et donc écho de la vie « sans jambes », pour citer Larsen, de Van Weyden, pour faire revenir ce dernier à plus d’humanité, voire à parfaire son humanité lors d’une sorte de robinsonnade finale – London, dans un roman fourmillant de référence littéraire (la moindre n’est pas Moby Dick, tant Larsen semble la version amorale achevée d’Achab), y ramasse nombre d’influences du côté du roman maritime.
Mais l’essentiel n’est pas ici la mer ; c’est Loup Larsen, personnage féroce, Titan violent imposant la loi du plus fort à tout son équipage tout en prenant plaisir à disserter sur le Rubaiyat ou sur « le Lucifer de Milton », et lorsqu’il parle de la sorte, Van Weyden est « sidéré, subjugué par sa remarquable intelligence, ensorcelé par sa passion ». À ceci près que la vraie passion de Larsen réside dans son désir de nuisance, de forcer l’Autre à se plier à sa volonté et sa façon de considérer l’existence, dans son refus d’imaginer une âme à l’homme (et surtout pas son immortalité). Avec lui, London propose un personnage fictionnel rare, un surhomme nietzschéen allant au bout de l’horreur, de l’avilissement de l’Autre, réduit à être l’objet de ses humeurs – on en vient presque à craindre pour Miss Brewster ; heureusement ceci n’est pas un roman datant de notre époque, car elle ressortira sauve de la confrontation. Loup Larsen est un personnage horrible, envers lequel aucune compassion n’est possible tant il se refuse à lui-même et, a fortiori, aux autres ce sentiment.
London quant à lui n’explique rien : il montre. Le lecteur sait juste que Loup Larsen a un frère, surnommé Larsen-La-Mort, aussi commandant d’un bateau de chasse au phoque, plus terrible encore que son cadet et qui forme avec lui une fratrie qu’on qualifiera de conflictuelle par goût de l’euphémisme. Mais c’est tout, et c’est la puissance du récit de London : confronter le lecteur, par le jeu de la première personne de Van Weyden, qui écrit parfois à l’indicatif présent, confondant journal de bord et récit a posteriori, narrateur dont le lecteur cultivé se sent proche, à l’inhumain sans motivation autre qu’une absence totale de morale – ou une foi immodérée en la loi du plus fort, en la voracité comme seule morale existentielle, en la soumission totale au désir pulsionnel. Loup Larsen est un monstre moderne a-psychologique, et c’est en cela qu’il est fascinant, et que nul ne peut ressortir indemne de la lecture du Loup des mers.
De ce roman, il existe désormais deux traductions disponibles au format de poche (l’autre l’est chez Libretto, pour indication), et celle de Jaworski présente l’avantage, en particulier pour le paragraphe cité ci-dessus, de revenir à la structure du texte originel. En effet, ce paragraphe, d’un seul tenant en anglais, avait été subdivisé en quatre brefs paragraphes dans la traduction contemporaine (1904) de Paul Gruyer et Louis Postif, avec l’ajout d’une incise procédant d’un questionnement moral absent du texte de London. Mais d’un autre côté, on relève aussi chez Jaworski l’une ou l’autre erreur, car la perfection n’est pas de ce bas monde (Loup Larsen serait d’accord avec ce point, à ceci qu’il se présenterait comme le contre-exemple féroce, animal, brutal de cet adage et, surtout, affirmerait qu’il n’y a pas d’autre monde d’où la nécessité d’une absence de morale ici-bas). Une erreur en particulier a éveillé l’attention et donc le doute quant à la qualité effective de la présente traduction : au chapitre IX, on encourage le narrateur et Mugridge à s’étriper au couteau, et un chasseur de phoques conseille de frapper dans l’abdomen « upward », c’est-à-dire en direction du cœur ou d’un poumon, et Jaworski traduit par « de haut en bas », ce qui est plutôt gênant (d’autant que le conseil s’achève sur un « Spanish twist » dont Jaworski fait « un coup de poignet espagnol » – on préfère la « tortillade espagnole » de 1904, plus exacte). De même, au chapitre XXXVI, « under sail » (donc, « sous voile », « à la voile ») devient « sans voile », et la phrase perd tout son sens. C’est à force de légers contresens pareils qu’on en vient donc à douter la qualité de la traduction de Jaworski, traducteur dont on a pourtant déjà ici même célébré le travail.
Mais il semblerait que ce travail, outre qu’il a l’air parfois bâclé (des contresens pareils, ça fait mal, ils auraient dû être vus à la relecture), soit animé par le désir de se démarquer de la traduction précédente, vieille il est vrai de plus d’un siècle. Ainsi, le cuistot Mugridge, surnommé « Cooky » dans le texte de London, devient « Fouille-au-pot » (qui a jamais surnommé de la sorte un cuistot ?) sous la plume de Jaworski, et l’on pourrait relever d’autres errements dans des choix lexicaux peu probables (faire dire à un marin à peine anglophone que Loup Larsen est « d’une humeur exécrable », alors que London lui a juste fait dire « He is mad », par exemple). Là où cela devient franchement embarrassant, c’est lorsque l’on sait que cette traduction-ci a d’abord été publiée en la Bibliothèque de la Pléiade et est donc censée être celle de référence désormais. Hum… Quant à savoir pourquoi, au chapitre XIII, la tirade de Mugridge, mal traduite quant à la forme, se conclut sur « un passage dans cette vie de merde » en partant de « a voyage in this bloomin’ world of ‘is », alors que Gruyer et Postif arrivaient à « la traversée de ce bas monde », plus exact même si manquant de verve, on l’ignore.
À tout bien considérer, si l’on peut célébrer le retour à la structure exacte du texte de London par Jaworski (mais il faut faire remarquer que Gruyer et Postif se livrent à de très rares écarts du type ajout ; ils tendent surtout, ainsi que dit, à scinder des paragraphes jugés trop longs en plusieurs petits paragraphes), on peut préférer le traitement offert il y a un siècle à The Sea-Wolf, grand roman aussi du langage auquel il n’est pour l’heure pas rendu justice en français – une traduction révisée serait peut-être la solution, à moins que Jean-Jacques Greif, le remarquable traducteur de L’île au trésor et De grandes espérances, décide de s’atteler à la traduction de l’œuvre de London.
Didier Smal
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