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Le Livre, suivi de L’expérience des mots, Gérard Pfister (par Jacques Goorma)

23.08.23 dans La Une Livres, Les Livres, Critiques, Arfuyen, Poésie

Le Livre, suivi de L’expérience des mots, Gérard Pfister, Arfuyen, mars 2023, 225 pages, 17 €

Edition: Arfuyen

Le Livre, suivi de L’expérience des mots, Gérard Pfister (par Jacques Goorma)

 

1. Ce n’est pas du livre /qu’il faut parler // mais de l’expérience

Tel est le premier des 500 tercets répartis en cinq centuries qui composent Le Livre et dont la même formule décisive se retrouve à la fin de L’expérience des mots, l’essai en prose qui clôt l’ouvrage.

Pour obéir à cette injonction initiale, parlons donc d’une expérience qui ne peut être en l’occurrence que celle d’un lecteur. Ou plutôt d’une expérience de lecture qui ne sera peut-être pas la même demain. L’expérience de ce que peut être le poème, mais surtout de ce que peut faire le poème par sa puissance performative dont il sera largement question dans L’expérience des mots. L’expérience est celle d’un voyage intérieur qui ne cesse de commencer.

Puisque Le Livre est fait de mots, dès son ouverture, il met en évidence et interroge leur nature foncièrement paradoxale. Aussitôt se met en marche une dialectique continue entre ce que les mots dévoilent et ce qu’ils dissimulent, ce qu’ils permettent et ce qu’ils empêchent. Ils nous éclairent et peuvent nous égarer, ils nous éveillent et arrivent à nous tromper, ils nous blessent et parviennent à nous soigner.

28. Les mots // sont le poison / les mots sont l’antidote

29. Les mots / sont l’acide // et le baume

30. Si longtemps / à notre insu // ils nous ont privés du monde

Puisqu’il est ici question d’un livre qui parle du livre, le lecteur est invité – en suivant une voie d’emblée apophatique – à une longue enquête sur ce que n’est pas le livre. Mais aussi sur ce que l’on voudrait qu’il soit ou ce que l’on attend de lui, pour tenter enfin de nous instruire sur ce qu’il est positivement ou du moins ce qu’il devrait être pour mériter son nom.

Mais l’expérience dont il s’agit, ce voyage intérieur sans cesse renouvelé, cette inlassable enquête est avant tout une expérience poétique et musicale dont elle tire sa saisissante efficacité. Le lecteur est très vite embarqué et presque malgré lui dans une série de toboggans successifs dont les suites de tercets composent une partition en cinq mouvements. Le regard glisse de tercet en tercet de manière continue comme l’eau d’une fontaine descend de vasque en vasque et entraîne notre oreille dans son écoulement musical qui peu à peu nous enivre dans son tournoiement et ses reprises.

L’expérience intime dont il est question est aussi celle du vertige annonciateur d’une révélation, l’ivresse d’un émerveillement devant les beautés de la nature et les chatoiements de la lumière.

Le livre n’est pas un livre, mais Le Livre. L’article défini est essentiel et ne manque pas d’audace. Il s’inscrit pleinement dans une perspective métaphysique. Pour être possible, le livre comme l’auteur doit céder la place. Un lecteur féru de kabbale pourrait songer au tsimtsoum qui décrit la façon dont Dieu concentre sa lumière et se contracte pour que le monde puisse exister. C’est aussi tout le paradoxe de cette entreprise à la fois folle et sérieusement déterminée. À l’instar de Rabbi Nahman de Braslav qui écrivit le livre destiné à être brûlé, Le Livre se constitue dans son repli, son ardente disparition.

6. Si le livre ne s’efface//rien ne peut/arriver

9. Un livre n’est rien/qui ne brûle//à mesure qu’on le lit

13. Que de lettres/dont la paille//jamais ne s’embrase

14. Il faudrait//que le monde les mots/soient un seul incendie

Parmi les rares auteurs ayant interrogé la spécificité de cet objet si étrange et singulier, on ne peut manquer de penser à Mallarmé pour qui le « Livre » idéal et majuscule dont il rêva toute sa vie est d’abord un « instrument spirituel » capable d’ouvrir un accès au domaine de l’esprit, de l’imagination, du rêve. Le dispositif que met en place Le Livre dont il est question ici ne dément pas cette définition, car la forme de sa parole est agissante et peut nous transformer.

Une préoccupation d’architecte caractérise l’un des aspects de l’œuvre de Gérard Pfister qui s’élabore par cycles comme l’atteste la liste impressionnante de ses publications. Le Livre est un ouvrage non seulement inspiré, mais savamment construit et dont la cohérence tient l’ensemble. Il clôt la trilogie inaugurée par Ce qui n’a pas de nom et Hautes Huttes en proposant à la suite de ce poème de 500 tercets, un essai : L’expérience des mots.

Dans cette étude s’énoncent de manière explicite un art poétique, une réflexion sur la nature et le destin du poème. Ce que le poème délivre dans l’immédiat, L’expérience des mots, le développe, l’argumente dans les nuances successives d’une temporalité dépliée convoquant à l’appui de son propos, la pensée de philosophes, de fabulistes, autant que celle de musiciens. Il propose du même coup un mode d’emploi pour lire les vers qui le précèdent.

Le Livre de Gérard Pfister a tout pour lui. C’est un chant, un poème, et le creuset vivant d’une pensée. Une pensée qui danse et nous entraîne dans son sillage. Une pensée d’épistémologue qui inlassablement interroge le langage et les processus même de la connaissance.

Pour demeurer vivante, l’expérience de lecture à laquelle nous convie le livre est à chaque fois renouvelée. Son achèvement signifierait sa mort comme nous le rappelle l’ultime tercet :

500. Le livre/reste//inachevé

Le livre n’a pas de fin. Aucune lecture ne saurait l’épuiser. Le livre doit donc aussi nous apprendre à nous défaire de lui, à nous défaire de nous pour nous rendre à notre native et fertile liberté.

387. Le livre//n’est là/que pour nous délivrer

 

Jacques Goorma

 

Revue Alsacienne de Littérature, N°139, 2023

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