Le Livre jaune, Andreas Unterweger (par Didier Ayres)
Le Livre jaune, Andreas Unterweger, éditions Lanskine, trad. allemand, Laurent Cassagnau, mai 2019, 224 pages, 20 €
Jeunesse
Pour se plonger dans le livre de A. Unterweger, traduit de l’allemand par Laurent Cassagnau, il faut accepter un voyage en enfance. Mais, même si l’auteur écrit depuis le point de vue d’un garçonnet, nous ne sommes pas pour autant dans un récit jeunesse. D’une part, parce qu’il s’agit d’un récit en fragments, de focales successives sur les activités de l’écrivain en son jeune âge (le sien ?), ce qui requiert une habileté de lecture à ranger du côté de l’adulte, et d’autre part parce que le niveau de langue, notamment des jeux de mots, nécessite une compréhension de lecteur mature. Cela dit, et pour ce qui me concerne, j’ai partagé ces visions fragmentaires avec assez de bonheur, car il y a une vraie légèreté dans ce livre, évitant le côté sombre de l’âge tendre – quand il y a brutalité ou impossibilité de décrire les traumatismes relevant de situations extrêmes par exemple. Donc, ici pas de spectacle morbide. Pas de violence, sinon le passage de l’été ou d’un été à l’autre, pas de situations extrêmes hormis la rencontre d’une petite fille, soudainement, qui incarne le Grand Autre de tout petit garçon.
Ainsi, je crois qu’il faut comprendre le « jaune » dont il est beaucoup question, mieux comme couleur du miel plutôt que de l’urine, ou plutôt conçue comme l’or des feuillages de ce petit village idyllique tombant dans l’automne, que comme l’espèce sonnante et trébuchante du vrai or et de ses convoitises. Ainsi, nous sommes plus proches du début du Frankie Addams de Carson McCullers que du Oliver Twist de Dickens. Il y a une espèce de douceur mielleuse et légèrement mélancolique à suivre les déambulations de ces jeunes gens, sujets à l’émerveillement. A mon sens, d’ailleurs, j’y vois un refuge pour celui qui a écrit, ou pour celui qui a lu ce Livre jaune, car on s’y trouve confiné, choyé, ensommeillé, amadoué, revenu dans sa propre enfance aux irisations indolentes et suaves.
À l’époque où nous étions petits, les étés étaient grands. À l’époque, cela existait encore : de grands étés. En effet, ces étés, les étés que nous passions, à l’époque où nous étions encore petits, dans la maison jaune, étaient de véritables étés, gigantesques, si grands que même les grandes personnes, des personnes comme Grand-Père chez qui nous vivions, y semblaient petits.
Nous sommes en terre de préadolescence, mais sans l’âpreté des enfances de Bergman, entre autres, car dans Le Livre jaune il n’y a pas le tuteur tyrannique de Fanny et Alexandre. Ce qui rend intéressant ce récit couleur abeille, c’est que cette jeunesse est arrêtée, répétant un temps multiple et unique, procédant en immobilisant l’enfant dans une sorte d’été continuel et primordial, paradis perdu mais dont l’existence persiste dans son insistance à se réitérer. En un sens, le livre réifie le temps, en associant ce temps répété et immobile dans la pâte meuble du souvenir. Cependant, on n’a pas l’impression que le présent se déroule, s’organise entre passé et avenir, donc pas de sentiment d’un moment délivré de ses causes et de ses conséquences. Il s’agit d’une pure acceptation de ce que l’enfance produit comme instants arrêtés et néanmoins fugitifs, car le livre de A. Unterweger témoigne de tel abandon ou de telle abondance, et ne s’épuise pas à décrire ce qui manque ou ce qui est en trop. Je fus, moi lecteur, invité à participer à la communauté des enfances, en devenant ou redevenant le petit héros du récit, calquant la plasticité inhérente à la mémoire, retrouvant des faits ou des pensées de mon propre jeune âge.
Une année, c’était une longue durée. Pas seulement les années bissextiles, cette année – qui s’étendait chaque année entre le soir de Noël et le suivant – nous paraissait très longue, incroyablement longue, bien plus longue en tout cas que les trois cent soixante-cinq jours virgule vingt-cinq (calculés par mon ami Castor).
On pourrait intituler ce Livre jaune de cette façon : « Grandeurs et petitesses d’un destin d’enfantelet ». Le monde dans ce livre se rétrécit ou s’ajuste au destin de cette sorte de putto, aux dimensions propres au témoignage à la fois du monde réel du chérubin et du travail de l’imagination – triple ici, de l’enfant, de l’auteur et de celle du lecteur. Ce qui reste, c’est l’apprentissage moral, celui du bien et du mal, presque arbitraire, mais qui se constitue dans la logique infantile de ces tranches de vie. Est-ce durant un été, plusieurs étés, combien d’hivers, combien de petites années encadrant le garçonnet du livre, que l’écrivain désigne ce qui est perdu et ce qui est retrouvé pour l’éternité ?
J’ai donc achevé ma traversée des parutions récentes des éditions Lanskine, avec ce grain d’innocence, en un voyage initiatique au royaume de la mémoire.
Didier Ayres
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