Le Livre des nombres, Florina Ilis (par Anne Morin)
Le Livre des nombres, Florina Ilis, éditions des Syrtes, mars 2021, trad. roumain, Marily Le Nir, 523 pages, 25 €
Edition: Editions des Syrtes
Ce livre foisonnant, dont on suit pourtant facilement les méandres grâce à la traduction au plus près de Marily Le Nir, commence par la description d’un paysage calme et simple comme un tableau champêtre : des familles laborieuses dans un cadre paradisiaque, des enfants heureux. Mais dès les premières pages se dessine une menace, la menace figurée par les pétales de pommier tombant sur les champs en culture, comme une neige précoce. Que se passe-t-il ici ? Les enfants, un garçon, une fille, ont douze et dix ans, leurs pères sont des chiaburi, ces paysans qui refusent encore – en cédant de plus en plus – de donner leurs terres à la collectivité.
L’invitation à les céder se fait de plus en plus pressante. Des affiches de propagande les représentent tels les ennemis du peuple, buvant son sang, refusant de partager.
Le Livre des nombres, au-delà du dénombrement qui se meut en un démembrement, fait apparaître une combinaison complexe, pas toujours prévue ni prévisible des personnages, leurs interactions et leurs digressions, leur place dans l’arbre généalogique de l’écrivain, personnage principal du livre, qui va à la recherche des siens, de leur village, et met à jour les combinaisons possibles et celles avérées : « Qu’est-ce qu’un nom ? Ana ! Alexandru ! Ioachim ! Un nom, c’est une vie mais aussi les vies de ceux de cette vie et ainsi de suite, à l’infini, dans le livre des noms incomplet mais riche, aussi bien par ce qu’il dit que parce qu’il ne fait que suggérer » (p.44-45).
C’est aussi la référence biblique au recensement et à l’amour de la terre – terre nourricière, terre de ceux qui la cultivent et en tirent le bien pour soi, pour leur famille, pour leur postérité : « Sens-moi ça un petit peu ! dit-il en me le tendant (un peu de terre). Allez, sens ! Pour que tu en connaisses l’odeur, que tu n’oublies pas la senteur de notre terre » (p.403), et aussi la mainmise par la collectivisation, la confiscation, la discrimination. Les premiers, les chiaburi, propriétaires qui vivent de leur terre se voient rangés au rang des manouvriers par l’arrivée du communisme : « Notre politique envers la paysannerie doit être claire : nous nous appuyons sur les paysans pauvres, nous resserrons notre alliance avec la paysannerie moyenne et menons un combat ininterrompu contre les chiaburi ! » (p.56).
Plusieurs générations se succèdent, brassées par le cours de l’Histoire, sidérées. Et, dans cette famille des figures se détachent, celle du grand chasseur garde-chasse, Petre Barna, celle aussi du grand-père Gherasim qui garde intact en lui cet amour de la terre, sa terre, porté jusque dans le camp de travail où il purge sa peine, qui rappelle d’autres lieux : « Des êtres aux vêtements à grosses rayures grises s’étaient précipités hors des baraques, des silhouettes auxquelles Ioachim avait du mal à trouver une ressemblance avec des humains » (p.419).
Dans ce petit village, véritable microcosme de la Grande Roumanie, on trouve des traîtres, des agents de la Securitate, des exilés qui reviennent sous de fausses identités : « Aussi longtemps que nous nous souvenons du passé, il est vivant parce qu’il fait partie de notre mémoire, quand nous commençons à l’oublier il se transforme en dates, en histoire » (p.474).
Il y a aussi ceux qui ont peur du « mélange » avec les Tziganes dont la population grandit plus vite que celle des « vrais Roumains », ceux qui ne comprennent pas ou plus, ceux qui à l’église quand le Pope est rétabli retrouvent les rangs anciens, attribués en fonction de l’importance passée de leur famille au village : « Mais, au fond, le changement de l’ordre des places était dû moins à la politique communiste – transitoire comme tout ce qui est humain – que, naturellement, au temps et à l’inévitable passage des fidèles dans le monde éternel » (p. 494).
Il y a la guerre, il y a l’époque du collectivisme, celle de la réconciliation, dans ce livre qui porte et emporte. Il ne faut pas résister, pas s’accrocher, ni se dire que l’on ne suit plus, ni essayer de reconstituer : cela va de soi.
La fin du Livre des nombres – mais est-ce une fin ? – fait écho aux paroles de Luc : « (…) ce que vous aurez dit à l’oreille dans les pièces les plus retirées sera proclamé sur les toits » (exergue), en écho : « (…) les paroles se perdent dans le bruit infini du monde » (p.523).
Anne Morin
Née en 1968, Florina Ilis est l’une des grandes plumes de la littérature roumaine contemporaine. En 2010 paraît en français, aux Editions des Syrtes, La Croisade des enfants (Prix Courrier international du meilleur roman étranger), et en 2015, Les Vies parallèles. Elle parvient à renouveler chaque fois thématique, style et construction littéraire. Avec ce troisième livre traduit en français, elle s’attaque au monde rural pour relater une période très trouble et méconnue de l’histoire de la Roumanie : les débuts du communisme.
- Vu : 1998