Le Livre de la mort, Khalid Jawed (par Patrick Abraham)
Le Livre de la mort, Khalid Jawed, éditions Banyan, décembre 2024, trad. ourdou (Inde), Rosine-Alice Vuille, 127 pages, 17 €

La publication par les éditions Banyan du Livre de la mort de l’écrivain indien contemporain Khalid Jawed est une excellente nouvelle tant sont rares les traductions françaises de la littérature de langue ourdoue, continent quasi inexploré pour nous. On félicitera David Aimé pour cette initiative et Rosine-Alice Vuille pour la remarquable qualité de son travail.
Mais Le Livre de la mort, malgré sa brièveté, est en soi un grand livre par sa densité ténébreuse – je veux dire qui marque dès la première lecture en nous ouvrant sur nos ténèbres et nous obligeant à une série de relectures.
Un certain Walter Schiller, du « département d’archéologie de l’université de Syokarig Fort », censé rédiger son « introduction » en 2211 (pp.1-6), nous rapporte d’abord les circonstances de la découverte d’un manuscrit écrit dans une langue oubliée et déchiffrée avec difficulté parmi les ruines de la « Sésameraie aux lézards » où se trouvait, « avant la submersion de la bourgade afin de construire un barrage hydro-électrique », deux cents ans plus tôt environ, un « asile d’aliénés ».
Commence alors le monologue douloureux mais non dépourvu de drôlerie du rédacteur du manuscrit, dont nous n’apprendrons ni l’époque ni le lieu exacts où il a vécu bien qu’on le suppose natif du nord de l’Inde.
Le mode d’être de ce personnage se caractérise par une impossibilité d’adaptation au monde, par l’obsession de la mort et par la hantise du suicide qui en résulte. Or le suicide, pour lui, n’est pas une simple tentation, une « idée », mais un personnage incarné qui ne le quitte presque jamais, capable par exemple « de se muer en un petit écureuil domestique et de s’installer dans la poche de [son] pantalon » pour lui conseiller, lors d’une promenade déprimée à proximité d’une voie ferrée (pp.19-23), de se jeter sous un train.
Des indices nous révèlent que ce malaise existentiel remonte à l’enfance (pp.43-46, 47-53, 54-59, 60-62) et même à une période prénatale (pp.113-114), mais nous devinons que s’il y a un trauma initial, sa source véritable n’est pas accidentelle. Une lecture gnostique du Livre de la mort serait par-là même pertinente. J’y reviendrai.
Le narrateur, après le départ de sa mère suite à une nouvelle scène de violence et diverses déconvenues, se marie sans que son désir de tuer son père et leur haine réciproque aient faibli. Il a une maîtresse « aux mains pâles et aux yeux vides » qui à l’inverse de son épouse « [l’]aime du plus profond de son cœur », mais « n’est pas heureuse avec [lui] » (pp.16-18, 19-23, 24-25). Tandis que la littérature indienne moderne, pour ne rien dire du cinéma, aborde souvent la sexualité avec réticence, Khalid Jawed évoque les rapports conjugaux et extra-conjugaux de son piteux protagoniste sans fard.
Le roman se termine par une « saison en enfer » (pp.84-91, 92-103), le narrateur s’enfermant dans un accablement sans issue et un dégoût méthodique de lui-même. On sera sensible aux auto-descriptions hideuses qui traduisent ce dégoût comme chez Lautréamont : Rosine-Alice Vuille et David Aimé savent-ils si Jawed a lu Les Chants de Maldoror et s’il a subi leur influence ?
Dans Les Chants (IV, 5) : « Je suis sale. Les poux me rongent. Les pourceaux quand ils me regardent vomissent. Les croûtes et les escarres de la lèpre ont écaillé ma peau, couverte d’un pus jaunâtre » ; et chez Jawed (pp.87, 92) : « Je cessai complètement de prendre soin de mon physique. J’étais constamment sale et crasseux (…) Le flot de pus coulant de mes plaies s’amenuise. Bientôt mon corps ne sera plus qu’un ulcère béant ».
Le père du narrateur et son épouse décident alors de le faire interner (p.104-115), expérience des limites dont il ne sortira qu’à la mort de son géniteur. Libéré, il s’éloigne des « murs noirs et énormes » de l’asile-prison sous la pluie, puis se réfugie dans une fosse bourbeuse comme un personnage beckettien (pp.118-124). Le livre n’est pas divisé en chapitres, mais en « pages », dix-neuf pour être précis. La vingtième (p.125) demeure blanche, aboutissant à une phrase énigmatique (« Jusqu’à l’infini et au-delà des temps… »), et renvoyant, nous dit Jawed (« Mot de l’auteur », pp.i-ii), à la « syllabe mystérieuse de la langue sanskrite ri (ऋ) » dont la racine pourrait signifier « graver dans la pierre », « ne pas laisser de dualité ni de distance entre l’écrivant et son écrit ».
« Internement psychiatrique », « asile d’aliénés ». On s’interrogera sur le crédit à accorder à ce qui nous est raconté. Jusqu’où faut-il « croire » ce narrateur ? S’agit-il d’une confession impudique ou du journal d’un fou ? Et si Walter Schiller, prétendu archéologue du vingt-troisième siècle, était en fait l’auteur ? Mais Walter Schiller, son « université de Syokarig Fort » et son ami Jean Hugo, descendant de Garcin de Tassy et décrypteur du manuscrit, ont-ils davantage de consistance ?
Peu importe. Nous n’avons affaire ni à un « témoignage » destiné au diagnostic d’un médecin, ni à l’une de ces autofictions complaisantes si prisées en France aujourd’hui, ni à un thriller aux ficelles usées, mais à une création littéraire authentique (un poème au sens grec du mot) dont les questions ne peuvent recevoir de réponses qu’intradiégétiques.
Reste le titre. Comment le comprendre ? Plusieurs passages nous guident (pp.89, 106, 115, 119). Le « livre de la mort » c’est peut-être celui où « [nos] péchés seront indexés » et qui ne deviendra lisible qu’à l’instant de notre disparition – c’est-à-dire trop tard pour nous. Mais, de manière plus inquiétante, sa composition nous est sans doute antérieure puisque, « façonnés par des cycles éternels d’actions » sur lesquels nous n’avons jamais eu « aucun contrôle », « [nos] actes et [nos] péchés [nous] poursuivent avant [notre] naissance ». Hypothèse plus vertigineuse encore et où resurgit l’interprétation gnostique : ce livre ne serait-il pas le produit d’une collaboration entre Dieu et le diable, « la plume du diable » étant « d’une encre indélébile » ? Dieu et le diable (Dieu forcé d’accepter dans son jeu la participation du diable) écrivent-ils nos vies, pour notre malheur, à notre insu ?
J’espère avoir montré que le premier roman de Khalid Jawed (Maut ki kitāb en ourdou – kitāb désignant comme en arabe un « livre sacré ») fraie une multiplicité de pistes, ne conclut rien et s’avère pour cette raison captivant.
Le Prix Médicis étranger 2025, qui permettrait en outre d’attirer l’attention sur les littératures indiennes non-anglophones, ne serait pas une scandaleuse récompense.
Patrick Abraham
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