Le Livre d’Amray, Yahia Belaskri (par Mona)
Le Livre d’Amray, mai 2018, 144 pages, 16,50 €
Ecrivain(s): Yahia Belaskri Edition: Zulma
Le Livre d’Amray c’est la profession de foi d’un poète « depuis deux mille ans en quête d’amour », blessé par des « voleurs de rêves », qui cherche en vain sa place dans la cité. Yahia Belaskri met en forme « rien d’autre qu’une tragédie sans fin ni mesure ».
L’auteur plante le décor dans une terre des temps immémoriaux qu’il choisit de ne jamais nommer, et la majuscule au mot Livre dans le titre inscrit l’histoire du poète « amoureux du monde et de ses mystères » dans un registre sacré et intemporel qu’il faut garder en mémoire (« rappelez-vous de moi »).
Et pourtant, le drame du poète n’a rien d’abstrait : il subit la terreur dans sa chair et on reconnaît bien l’Algérie dans cette terre mutilée à travers les siècles. Le narrateur, né comme l’auteur avec la guerre d’Algérie (« Je suis né et le monde a basculé dans la terreur ») doit porter en terre le corps de sa femme massacrée par les terroristes islamistes lors de la décennie noire. Ce nœud dramatique bouleverse la structure même du récit et fait éclater le point de vue narratif : l’ami, Ansar, prend alors le relais d’Amray le narrateur.
La boucherie de la guerre est universelle : le père d’Amray a vécu la détresse du combattant indigène des deux guerres mondiales et de la colonisation, mais déjà au 7ème siècle les conquérants musulmans avaient conquis le pays l’épée à la main. Or, les temps ont changé, fait remarquer la mère d’Amray : aujourd’hui ceux qui décapitent « ont élevé le meurtre au rang de valeur absolue ». Dans l’histoire d’un pays qui se fait et se défait par la terreur, les morts disputent la place aux vivants, et le poète qui affirme « vous m’avez cru mort, je suis vivant » est en quête d’une place impossible. Voilà la question dramatique du roman.
Il y a d’abord la découverte douloureuse de l’étrangeté : « Ivresse d’un matin d’effroi. Mes parents n’étaient pas mes parents ». Le poète insoumis ne se reconnaît pas dans les siens qui ont abdiqué et se plient en quatre devant le Livre qu’ils n’ont jamais lu.
Puis le sentiment profond d’être apatride (« C’est une patrie haïssable, alors oui, je la trahirai… »). La patrie, c’est ceux qui ont chassé ses amis d’enfance, Paquito et Shlomo, le fils du rabbin, pour faire table rase du passé. La patrie, c’est les menteurs qui ont voulu lui faire croire qu’il était un homme libre en imposant « le parti unique, la religion unique, la pensée unique », les imposteurs qui ont trahi la promesse de libération (« il y avait moyen d’inventer une société fraternelle, ouverte, tolérante ») et ont ouvert la chasse fanatique aux mécréants. D’où une violente diatribe contre les dirigeants algériens : « vous les prédateurs, les démolisseurs, les corrompus, les assassins, les salauds ».
En contant l’histoire d’Amray qui n’a nulle place dans une société dont il vomit les usages, Yahia Belaskri s’en prend avec audace aux mythes des libérateurs comme à ces nouveaux charlatans barbares. On songe, bien sûr, à Kamel Daoud qui partage cette horreur de l’obscurantisme, à la différence que ce dernier appartient à une autre génération et n’a pas choisi l’exil. Le lecteur savoure un même éloge poétique de la singularité et de la brisure, thématique chère à la tradition littéraire algérienne.
Contre la dictature de l’Unique arabo-musulman, l’auteur choisit d’ouvrir son roman par un bel hommage poétique à la figure mythique de la résistance berbère, la Kahina. Amray le poète peut alors s’inscrire dans une filiation plurielle (« ils sont nombreux ceux qui m’ont fait naître, ils sont venus de partout et ont fécondé cette terre »), convoquer tous les ancêtres jetés aux oubliettes et se présenter comme le fils d’Augustin, l’illustre père de l’église latine né dans l’est algérien, et de la Kahina, reine berbère, fière résistante contre les conquérants arabes. Contre l’Unique, le narrateur Amray se veut aussi fils d’un autre grand résistant, arabe, Abd el-Kader.
Amray, c’est donc celui qui résiste et proclame fièrement : « je ne vous céderai rien ». Il cite son ami Hamid Skif, le poète libertaire exilé par la dictature et assassiné, auteur du poème dissident « Pim Pam Poum couscous au sperme chaud ».
Contre les sinistres fantômes issus des ténèbres qui préfèrent la mort à la vie, affirmer « je suis entièrement tourné vers la vie » est subversif. Contre les assassins qui interdisent d’aimer, professer l’amour et célébrer la joie chasse le poète de la cité. Tout le récit d’Amray est scandé par des mots d’amour adressés à Octavia, « de nom romain aux accents grecs », l’amour de son enfance. L’amour s’incarne aussi dans l’amour maternel inconditionnel de la mère pour le fils préféré, celui qui ne trouve de place qu’en posant la tête sur les cuisses de sa mère. C’est d’elle qu’il a appris la religion de l’amour : « Juif, nasrani (chrétien), musulman, il n’y a aucune différence ».
Contre les barbares qui ont arraché le verbe, Amray s’affirme poète « gorgé de mots », et tout Le Livre d’Amray peut se lire comme une défense et illustration de la poésie. Yahia Belaskri ponctue son récit de brèves et belles références poétiques : des psaumes de David à la poésie soufie, de l’allusion aux noces de Camus au poète congolais Tchicaya U Tam’si, sans oublier Jean Sénac, figure majeure de la poésie algérienne. On l’a compris, il ne s’agit pas d’un livre politique mais d’un livre poétique : Amray, le poète ne revendique aucune place dans la cité (« Fou, je n’ai pas de place et n’en veux aucune »). Ce qui est au cœur du roman, c’est l’expérience poétique de la folie. L’épreuve radicale de voir sa femme succomber aux tortionnaires islamistes mène le poète au bord de la folie, et il délire dans sa cabane avec la même force de déréliction que le roi Lear divaguant sur la lande. Mais dans ce monde devenu fou, la folie du poète n’a aucune correspondance avec la folie des hommes. La leur exclut, la sienne libère.
La folie d’Amray a l’éclat de la révélation qui affirme la beauté du monde et fait barrage au néant : « Ma déraison est un étendard devant la laideur du monde ». A défaut de sauver le monde, la poésie sauve le poète qui s’invente seul « des aurores renouvelées ». C’est lui l’« unique souffle apparent », quand l’air vient à manquer la poésie s’affirme puissante et sacrée.
Alors vient l’extase finale du roman. D’abord une vibrante ode au vent, ardente prière pour que souffle la poésie : « O vent, célèbre pour moi la beauté du monde ». Le poète exilé qui n’a plus de place où aller a dû « se délester de tout, de soi », et ne s’apparente plus qu’au vent : « mes mots ne sont pas pour les hommes, ils sont pour le vent ».
Puis dissolution mystique : les dernières pages du roman se détachent du récit et des personnages et sont dédiées au poète en communion avec le monde céleste. Il court, il court le poète et n’a plus d’appartenance ni de nœuds ni de liens : on sait maintenant que c’est au cosmos qu’il appartient. Voilà la poésie inscrite dans la tradition soufie du grand poète persan du 13ème siècle, Rûmî : « Je ne suis ni de l’Est ni de l’Ouest ni de la mer ni de la terre… Ma place n’a pas de place ».
Une forme de résistance aussi.
On salue le poète, ce prince des nuées.
Mona
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