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Le Livre d’Amray, Yahia Belaskri

Ecrit par Fawaz Hussain 18.06.18 dans La Une Livres, Les Livres, Critiques, Roman, Zulma

Le Livre d’Amray, mai 2018, 144 pages, 16,50 €

Ecrivain(s): Yahia Belaskri Edition: Zulma

Le Livre d’Amray, Yahia Belaskri

 

Mais où sont les vainqueurs ?

Yahia Belaskri écrit un roman aussi sombre que les ténèbres qui ont précédé la Genèse. Il n’a pas à s’en excuser : l’encre de son stylo est noire, et il n’y peut rien. S’il avait l’intention d’amuser, n’importe quoi de drôle eût fait l’affaire, peut-être même un conte de fées, quelque histoire se terminant sur le mariage du prince et promettant la naissance d’une ribambelle de chérubins tout roses et potelés sortis de la peinture de Raphaël. Mais il est loin de tout cela, et n’a guère l’intention de se dérober à une autre histoire, celle de son pays, et d’ajouter à la longue suite des trahisons dont elle est faite, une trahison de plus… Ayant une conscience aigüe d’où il vient et de sa mission, son narrateur Amray laisse les histoires drôles aux autres et fait le travail de mémoire. Il connaît sur le bout des doigts la terre qui l’a engendré. « Je suis né et le monde a basculé dans la terreur. Qui n’a pas vécu la guerre connaît peu de la détresse des hommes. La guerre n’est que sang, larmes et ruines ».

Pourtant la première page nous décrit l’aïeule Kahina dans un « jardin où poussent quelques légumes » qui n’est pas loin de nous évoquer la chaumière idéale de Jean-Jacques Rousseau. Le décor est d’une grande beauté pastorale avec ses montagnes, ses moutons paissant paisiblement entre « des oliviers aussi vieux que l’histoire de la Terre ». Cette quiétude originelle ne dure que le temps d’une page car dès la suivante surgissent « des colonnes d’hommes armés ». Ils sont « dix mille, peut-être vingt ou trente mille, ils renversent tout sur leur passage et instaurent un nouveau règne ». Le lecteur va comprendre qu’il s’agit des Omeyyades et que nous sommes dans l’ère des conquêtes musulmanes du Maghreb au VIIe siècle. Une vraie armée qui au nom d’une nouvelle religion ambitionne d’étendre son pouvoir politique et économique sur l’ensemble de la planète et de gommer toutes les différences dans le creuset d’une pensée unique.

Le narrateur, « Amray, amoureux du monde et de ses mystères », ne désigne pas les lieux par leurs noms modernes et insère dans la grande, la glorieuse histoire la sienne, petite et douloureuse. « Je suis Amray, l’amoureux, fils d’Augustin et de la Kahina, enfant des séismes et des obscurs hivers ». Cette « aïeule » n’est autre que la reine guerrière berbère morte au combat contre les envahisseurs arabes dans les Aurès en 703. Quant à Augustin, il s’agit de ce saint penseur berbère, amazigh, kabyle né à Tagaste en 354 et mort à Hippone (Annaba) en 430. Le pays d’Amray et la demeure de la Kahina sont donc des secrets vite éventés, on peut facilement les situer sur une carte. On les trouvera en Afrique du nord dans les montagnes de l’Algérie, nom qui ne figure jamais, tout au long des 144 pages que compte le roman.

Une fois planté le décor, le narrateur passe à la petite histoire, la sienne. Il y consacre trois volets, deux consacrés à ses parents, et le troisième à son propre vécu dans les tumultes du XXe siècle. Le père a dix-huit ans à peine quand éclate la Grande Guerre. Mobilisé, il est « extirpé de sa campagne en djellaba et intégré dans un bataillon de spahis ». C’est son fils Amray, le premier de la famille à faire des études, un garçon que passionnent la vie et la poésie, qui décrit l’enfer du père de l’autre côté de la mer. Il le fera avec une poésie, justement, qui ne se démentira pas tout au long du texte. Ses phrases saccadées sont les rafales d’une mitraillette qui touche la vérité crue en plein dans le mille.

"Il se retrouve au cœur d’une boucherie innommable. Chair à canon, les hommes meurent par milliers, fauchés comme des mouches. La faim, le froid, la neige et la mort s’accrochent à leurs basques. Dans les tranchées et les casemates, il mord la poussière, mange des ronces, reçoit des éclats d’obus. Les hommes sont déchiquetés, viscères au vent, membres éclatés, disloqués. Les villages rasés, les forêts brûlées, sur les chemins, des carcasses de camions et de voitures calcinées. Une hécatombe à la mesure de la folie des dirigeants de l’époque."

Le père connaîtra une « nouvelle plongée dans l’horreur » avec la Seconde Guerre, car il est de nouveau mobilisé. Lorsque son pays se soulève pour réclamer son indépendance, il connaît une troisième guerre, et avec elle l’humiliation. Mettons donc les points sur les i et appelons un chat un chat. Quand un soldat français met le père algérien kabyle face contre terre, il oublie qu’il doit beaucoup le français qu’il continue de parler à l’homme qu’il humilie devant les siens. Quand le père fulmine : « J’ai fait les deux guerres, et voilà comment vous me traitez ! », le soldat lui crie « Tais-toi, sinon je t’enfonce le canon dans la bouche ! ». Décidément, le monde est ingrat, sans pitié et les hommes ont la mémoire très courte. Le père meurt à l’âge de quatre-vingt-deux ans, fauché par un camion conduit par un chauffard.

Le volet consacré à la mère, lui aussi, est fait de souffrances et de résignation. Cette pauvre paysanne de treize ans à peine jouait encore à la marelle quand on l’a mariée à un homme de trente-six ans. Elle devient vite une mère-courage élevant ses enfants dans la dignité des ancêtres.

"Ma mère était ainsi fidèle à sa manière aux traditions léguées par ses parents, sans haine ni préjugés – une simple paysanne devenue citadine par la force des choses."

Quand après l’indépendance des haut-parleurs diffusent dans les rues des messages de haine contre les Juifs, cette femme analphabète donne une leçon magistrale à son gamin sur l’altérité :

"Écoute, tu es le fils de ton père qui vient d’une lignée de gens de bien. Jamais, au grand jamais, je ne l’ai entendu dire du mal des juifs, on a toujours vécu avec eux. Tu te rappelles mon amie Aouicha qui venait souvent manger chez nous, elle était juive. Et Shlomo, le fil du rabbin ? C’est ton frère de lait car il a tété mon sein. Juif, nasrani(« chrétien »), musulman, il n’y a aucune différence. Chacun prie Dieu à sa manière ! N’écoute pas ces sornettes, c’est de la politique. Que Dieu apaise les cœurs !"

Le troisième volet est celui d’Amray et de ses malheurs au pays d’une drôle d’indépen­dance et d’une liberté ubuesque. Tout d’abord, il perd ses meilleurs amis, Paquito, Shlomo et bien sûr Octavia, « c’est à travers elle que mes yeux voient le monde […], Octavia, ma joie ». Avec Anzar, le seul ami qui lui reste, il assiste à l’arrivée massive de nouveaux professeurs, des « enseignants venus d’ailleurs ». Il s’agit de Syriens et d’Égyptiens appelés à la rescousse pour une arabisation forcée et accélérée de la nation. Après le départ des étrangers européens, d’autres étrangers s’octroient le pouvoir car la nature a horreur du vide. Le pays est libéré, mais les gens ne sont pas libres. « Les discours se succèdent, les coups bas aussi, les têtes tombaient… ». Ceux qui promettaient la dignité font bombance et se remplissent les poches.

"Partout, le même dénuement, la même servitude. Dans les regards, la résignation des vaincus. Mais où sont les vainqueurs ?"

Après le règne des militaires et son parti unique « seul parti existant, hégémonique et arrogant », c’est le règne de « la pensée unique et de la religion unique ». Amray n’a plus sa place dans son pays. La ville et la vie sont emportées par « une folie meurtrière ». Le citoyen lambda se trouve entre l’enfer et la géhenne, l’enclume et le marteau, la peste et le choléra.

"Je suis confronté à une réalité longtemps sous-estimée, omniprésente ici : Dieu. Il est partout. Dans les lieux de culte plus nombreux que les écoles, dans les rues, dans les conversations, sous les robes des femmes et leurs voiles, et surtout entre leurs cuisses."

Face aux militaires du parti unique d’une part et des fous d’Allah de l’autre, Amray n’a plus de place. Il s’exile dans la poésie et élit domicile dans ses rêves. On le prend pour un fou, lui qui incarne la lucidité. Devenu étranger chez lui, Amray refuse de considérer la beauté du jour comme un souvenir. Il livre à Anzar, le seul ami d’enfance qui lui reste, un message d’une immense beauté.

"Bien entendu je suis fou. Pour toi, pour les autres, je suis fou. De quelle folie parle-t-on ? Celle qui affranchit ou celle qui exclut ? Ma déraison est un étendard devant la cruauté et la laideur du monde."

Le descendant de Kahina et d’Augustin n’a pas le droit de décevoir ses ancêtres et refuse de conclure des compromis avec les forces du mal. Il rejoint de nouveau la grande histoire, celle des hommes et des femmes libres, amazighs, pardi ! Il choisit son camp, celui des victimes, celui des gens qui se battent pour un monde meilleur, un monde libre, beau et fraternel. Le Livre d’Amray devient alors un hymne à l’amour, à l’amitié et au bonheur possibles.

 

Fawaz Hussain

 

Né à Oran en 1952, Yahia Belaskri a notamment publié Si tu cherches la pluie, elle vient d’en haut (Prix Ouest-France-Étonnants Voyageurs 2011), Les Fils du jour (Prix Beur FM Méditerranée 2015) et Abd el-Kader, le combat et la tolérance (2016). Il est également secrétaire de rédaction de la revue Apulée.

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A propos de l'écrivain

Yahia Belaskri

 

Yahia Belaskri est né à Oran (Algérie). Après des études de sociologie, il est responsable des ressources humaines dans plusieurs entreprises algériennes puis se tourne vers le journalisme. Après les émeutes d’octobre 1988, il s’installe en France. Il est l’auteur, toujours aux éditions Vents d’ailleurs, de deux précédents romans : Le bus dans la ville (2008), et Si tu cherches la pluie, elle vient d’en haut (2010), prix Ouest-France Étonnants voyageurs, 2011.

 

A propos du rédacteur

Fawaz Hussain

 

Fawaz Hussain est né au nord-est de la Syrie dans une famille kurde. Il vit à Paris et se consacre à l’écriture et à la traduction des classiques français en kurde, sa langue maternelle.