Le Labérynthe, Mireille Huchon (par Gilles Banderier)
Le Labérynthe, Mireille Huchon, éd. Droz, décembre 2019, 300 pages, 22,80 €
Le petit milieu des spécialistes universitaires du XVIe siècle abrite la même proportion de génies, de crapules, de bons, de brutes, de justiciers, de traîtres et de saints que n’importe quelle autre communauté professionnelle. Il se livre aux mêmes activités que tous les universitaires du monde : enseigner (ou essayer de le faire), publier, organiser des colloques, chercher des financements, se chamailler par revues interposées. C’est également un milieu savant où (à l’instar des études grecques, par exemple), le temps des grandes découvertes est passé. La probabilité de découvrir un roman inconnu de Rabelais ou des essais inédits de Montaigne est virtuellement nulle. Exhumer ne serait-ce qu’un quatrain de Ronsard qui eût échappé aux investigations antérieures relève déjà de l’exploit.
Auteur de la remarquable édition de Rabelais dans La Bibliothèque de la Pléiade, Mireille Huchon a, voici quelques années, brisé un tabou – au sens anthropologique du mot – en affirmant que Louise Labé n’a pas existé (Louise Labé, Une créature de papier, Droz, 2006) ou, en tout cas, que si une nommée Louise Labé, qu’elle eût ou non été prostituée de luxe, a réellement parcouru les rues du vieux Lyon, elle n’est pas l’auteur du très mince recueil (662 vers) paru sous son nom en 1555.
Ceux qui, à la faveur d’un voyage en Inde, ont donné un coup de pelle à une vache sacrée et sont encore là pour le raconter, ont compris par la même occasion qu’il y a des choses qu’on ne fait pas sans prendre des risques. Toutes proportions gardées, les réactions ne tardèrent pas et furent en général virulentes.
La question, en elle-même, ne serait pas d’une grande conséquence – l’histoire littéraire est remplie de querelles d’attribution, de déplacements entre les œuvres complètes d’écrivains et les champs erratiques de l’anonymat et du pseudonymat – si Louise Labé n’était devenue une icône, avec tout ce que ce terme implique, des études féministes. Des thèses furent rédigées, des colloques furent organisés, des carrières universitaires ont été bâties, sur l’œuvre de cette femme qui, peut-être, n’a jamais écrit une ligne digne d’être relue.
Le Labérynthe reprend ce que Mireille Huchon a écrit et en formule la synthèse, à la fois très érudite et maniable. Les éléments qu’elle met en avant plongeraient dans le doute n’importe quel jury d’assises et ne peuvent être écartés d’un simple revers de la main, comme on chasserait quelque mauvais rêve. Que la voix de Louise Labé se soit tue après son unique recueil ne prouve rien, ni pour, ni contre l’hypothèse de son existence. La création littéraire obéit à des rythmes mystérieux et opaques. Nul ne peut expliquer valablement pourquoi, à un âge (vingt et un ans) où les apprentis-poètes alignent encore leurs vers de jeunesse, Rimbaud a cessé d’écrire. Personne ne sait pourquoi, après une floraison dramaturgique sans équivalent depuis les Grecs, Shakespeare a « noyé son livre » et s’en est allé vivre ses dernières années dans sa cité natale, sans plus toucher une plume, si ce n’est pour signer des documents juridiques. Plus convaincants et aussi plus perturbants : les rapprochements avec des poètes du troisième rang qui gravitèrent dans le milieu lyonnais et dont les vers paraissent interchangeables – les Taillemont, Magny, Fontaine, Pontus de Tyard – invitent à se demander si ce n’est pas l’attribution à Louise et tout le roman qui l’entoure qui ont rendu cette poésie remarquable (elle fut oubliée pendant deux siècles et paraît n’avoir manqué à personne). Juge-t-on cette poésie géniale, seulement parce qu’on part du principe qu’elle fut écrite par une femme ? Dépouillée de son attribution à la « belle Cordière », elle apparaît au fond aussi stéréotypée que celle des autres rimeurs d’alors.
Le canular littéraire était dans l’air du temps : on avait eu, dès les années 1530, les œuvres d’Helisenne de Crenne (qui n’a jamais existé). Viendront ensuite les Comptes amoureux de Jeanne Flore (1540), qui n’exista pas davantage. Mireille Huchon reconstitue le milieu poétique et érudit où naquirent les œuvres de Louise Labé, milieu exclusivement masculin et peut-être même un peu plus que cela, à une époque où les amours homosexuelles – qui sont de tous les temps – n’étaient pas bonnes à crier par les rues, mais (les exemples abondent) le plaisir de la transgression peut être plus fort que la prudence élémentaire. Si canular il y eut, celui-ci a fonctionné au-delà de toutes les espérances, puisqu’un personnage aussi dénué d’humour (mais se croyant drôle : qui a seulement souri en lisant son Faeneste ?) qu’Agrippa d’Aubigné accréditera l’existence de la poétesse Louise Labé.
Le propre d’un grand essai est de poser des questions qui vont au-delà de son objet initial. Le livre de Mireille Huchon soulève des problèmes qui dépassent Louise Labé et la poésie lyonnaise de la Renaissance. Existe-t-il vraiment une écriture féminine qui serait reconnaissable au premier coup d’œil, qu’on puisse distinguer aussi nettement de l’écriture masculine que, par exemple, le sucré du salé, l’amer du doux (des saveurs qu’il est impossible de confondre) ? Quand on commence à poser ce genre de questions, d’autres ne tardent pas à surgir : existe-t-il une « écriture genrée », une « écriture coloniale », une « écriture LGBTQ », une « écriture noire », etc., autrement dit, le processus de fragmentation, de tribalisation (ou de tribadisation ?) des études littéraires en multiples sous-chapelles qui s’observent avec hargne (après tout, il y a des postes en jeu, donc du pouvoir et de l’influence), possède-t-il un souffle de légitimité ?
Gilles Banderier
Spécialiste de Rabelais, Mireille Huchon enseigne à l’Université de Paris-Sorbonne.
- Vu : 1608