Le Juif Süss, Lion Feuchtwanger
Le Juif Süss, traduit de l'allemand par Maurice Rémon 697 pp., 8 €.
Ecrivain(s): Lion Feuchtwanger Edition: Le Livre de PocheSi on lance une recherche à la mention « Le Juif Süss » sur Google, il faut attendre pas moins de quatre-vingt références avant de tomber sur une maigre notice Wikipédia consacrée au roman que Lion Feuchtwanger publia sous ce titre en 1925. À croire que l’autodafé des nazis à l’encontre de ce chef-d’œuvre se poursuit par malentendu interposé, dans la mesure où l’unique information qui focalise l’attention à son sujet, c’est le film de propagande, supervisé par Goebbels, qu’en tira le réalisateur Veit Harlan en 1940. Or, voici qu’en décembre dernier reparaissait, dans sa version intégrale, ce texte superbe qu’il n’y a plus désormais aucune excuse à ignorer.
« Version intégrale », la chose mérite d’être soulignée. En effet, les rares à s’être plongés dans la précédente traduction française, due à Maurice Rémon, n’eurent accès qu’au pâle reflet des sept cents pages originales ; à un ersatz, amputé de maints passages et rendu par une langue autrement surveillée. La présente mouture se base sur l’édition Aufbau-Verlag de 1959 et, en la matière, la belle ouvrage de Serge Niémetz est à saluer sans réserve, car il aura su restituer à la prose de Feuchtwanger son ampleur, sa souplesse, sa richesse lexicale et expressive, bref son énergie. Du noir et blanc manichéen du film antisémite qui en fut tiré, la palette se rehausse pour le coup de toutes les nuances du fresquiste hors pair qu’était le romancier.
Que raconte ce pavé ? La vie tragique de Joseph Süss Oppenheimer (1698-1738), le plus célèbre « Juif de cour » de son temps. Cet individu à l’intelligence redoutable se distinguera de sa communauté d’origine par son attitude de libre penseur impénitent. En 1732, après avoir travaillé notamment à Vienne et à Prague, il croise sa destinée en la personne du Prince Karl-Alexander. Süss a tôt deviné les bénéfices qu’il pourrait retirer pour sa carrière en aidant ce chef de guerre criblé de dettes. L’appuyant financièrement, il va permettre au nobliau de se hisser au rang de Duc de Wurtemberg et devenir son conseiller privilégié. Or, l’adage est connu, plus haute est la tour, plus dure est la chute…
Le traitement que Feuchtwanger inflige au matériau brut des faits est un authentique tour de force littéraire. Des luttes entre l’autorité ducale (catholique) et la force représentative du parlement (protestant), des querelles intestines dans l’entourage de Karl-Alexander, des ambitions rongeant les âmes et des complots tramés en sourdine, de ce vaste marécage en somme qu’est « le pouvoir », l’auteur a fait émerger un roman historique phare de la première moitié du XXe siècle. Rien n’y manque. Les portraits des personnages ayant réellement existé, qu’ils soient à cheval, au lit, à la chasse, en train d’esquisser une courbette ou d’intriguer, sont d’une épaisseur physique et morale qui les rend plus que crédibles : vivants. Néanmoins, Le Juif Süss dépasse le cadre strict de l’observation des comportements humains. Il offre aussi une étonnante cartographie des passions, surtout quand elles sont guidées par l’intérêt. Sur le chemin sinueux qui va de l’amour à la haine, on trouve l’envie, la jalousie, la cupidité, la trahison, la concupiscence, un inépuisable cortège de sentiments que Feuchtwanger laisse infuser dans cette zone d’interrègne entre mensonge et vérité qu’il est loisible au lecteur seul de débrouiller.
L’antisémitisme compte parmi les ardeurs citées supra, elle les transcende même quand elle s’empare d’un être parvenu au bout de la frustration ou d’une foule avide de prétextes simplistes, et anime le premier autant que la seconde d’une rage incontrôlable.
Le Juif Süss est peut-être l’un des livres les plus pénétrants jamais écrits sur la condition juive avant la Shoah. Chaque figure (le rabbin Gabriel, ténébreux, sage et mystique ; Landauer, l’usurier attaché comme par folklorisme aux traditions hébraïques ; Süss enfin, émancipé de toute préoccupation religieuse ou philosophique) y incarne un questionnement particulier sur cette identité plurielle, complexe, à la fois objet de toutes les attractions et de tous les rejets.
Structurée en cinq pans dont le motif principal est une entité collective (les Princes, le Peuple, les Juifs) ou singulière (le Duc, l’Autre), la narration progresse à l’instar d’une mécanique inéluctable, dont les rouages, parfaitement engrenés, vont fatalement broyer un à un les protagonistes, inconscients quant aux conséquences de leurs décisions successives. Bien qu’il soit le bouc émissaire rêvé pour être livré à la vindicte populaire, Süss apparaît moins au final comme une victime que comme l’artisan de son propre malheur ; il n’en inspire que davantage la pitié.
Il est urgent de découvrir Le Juif Süss, non pas, ainsi que l’annonce la quatrième de couverture, parce que c’est « un grand livre triste sur notre abaissement »[1] mais bien parce qu’il constitue une tentative de réponse à cet invariant de notre nature profonde, qui consiste à nous croire immortels dès que nous sommes en position de supériorité. Serge Niémetz l’explique dans sa substantielle préface : « Pour Feuchtwanger, la philosophie des lumières, les droits de l’homme et les idéaux démocratiques sont le prolongement de cette quête opiniâtre d’un monde qui ne serait plus soumis aux déraisons de la puissance. » On sait quel vent mauvais se mettra à souffler sur ces « idéaux », puis comment, consumés par la folie des hommes, ils seront réduits en d’ignobles cendres…
Frédéric Saenen
[1] Ces propos de Marc Riglet, glanés sur le site du magazine Lire, s’appliquent en fait à un autre livre de Feuchtwanger, Le Diable en France, récit autobiographique sur son internement en 1939 au Camp des Milles. Une regrettable distraction des éditeurs, à imputer à la pauvreté numérique des articles disponibles sur l’ouvrage.
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