Le journal de MCDem (8), par Murielle Compère-Demarcy
Jeudi 7 décembre
S’arrêter à ce qui dans l’écriture de Pascal Quignard en appelle à l’oreille du lecteur. À la voix dans le livre. À ce qui renvoie à l’oralité. Retourner dans le monde pariétal. Écouter, dans la chambre d’écho, « un taisir sans abord »*. Accueillir le silence dans le recueillement, la traduction de la parole vers l’Autre. Frapper, contre les parois quittées du ventre originel, des casseaux de la respiration ancienne, retrouver l’ébruitement liquide du monde. En rechercher la musique.
L’espace acousmatique du corps cogne parfois, le laisser retentir dans une écoute polyphonique affolante et inouïe, faire de son corps un amplificateur des voix plurielles, ne pas s’empêcher de renouer le cordon de l’oreille première, ne pas craindre la mélopée entêtante.
La chambre d’écho où l’écriture s’écoute relie les livres à l’oreille interne et l’esprit d’un lecteur fasciné, autant qu’effrayé, par ce qui ne se parle pas.
Cette phrase de Pascal Quignard me hante : « les livres ne jettent pas des cris d’orfraies – qui planent sur la mer »**.
La pratique scripturale peut être attrapée parallèlement à un difficile accomplissement du rituel lié à la prise de nourriture. Je m’explique : le « repas » a toujours résonné chez moi comme une invitation à « se mettre à table », à « s’attabler » pour prendre un aliment extérieur à mon corps et que j’allais m’incorporer pour tenter de le digérer, sans omettre le plaisir / la jouissance inhérents à cette ingestion. Mais prendre de la nourriture jamais ne m’a été un acte évident qui se serait accompli dans une spontanéité propice à assouvir ma faim. Longtemps il m’a fallu éprouver jusqu’à une certaine limite d’insatisfaction ma propre faim, attendre d’en ressentir la marquante sensation, pour y consentir. Je « tournais » autour de l’assiette qui m’était offerte ou que je me composais, comme je tournerai au-dessus de la page, aux aguets d’une prise sacrée. Au-dessus de la page à écrire, épervier dans ma façon d’accomplir plusieurs cercles de traque dans l’envergure affûtée de mon appétit, avant de commettre le forfait. Pourquoi ai-je toujours désiré « manger muchée »* comme « écrire muchée » – dans une sorte de clandestinité ? L’éditeur nordiste** de la Revue-Zone de poésie, littérature et arts, Ffwl Lleuw, compagnon sur les sentes de la Grande Picardie Mentale de Pierre Ivar (Ivar Ch’Vavar), Lucien Suel, Charles Pennequin, Claire Ceira, entre autres – cet éditeur trouva un jour pour moi, dans la perspective d’une publication sur Le Chemin d’Arthur pour Le moulin des Loups, le pseudo d’écriture : Fidéline Lamuche. C’était assez bien me connaître.
Pourquoi lire – pratique associée à un véritable rituel comme l’acte d’écrire – a d’emblée été perçu comme une épellation / une énonciation du monde difficultueuse, au regard d’écrire, au regard de dire ? « Le rêve d’un contact par solitude »***, malgré, oui, une très grande solitude et le silence qui l’escorte, n’a eu de cesse d’être poursuivi pour ma part. Trésor au pied de l’arc-en-ciel.
* Petits traités I, Taciturio, Pascal Quignard, Gallimard, coll. Folio, 1998, p.87
** Op.Cit., p.89
« Il y a quelque chose de plus fort que la mort : c’est la présence des absents dans la mémoire des vivants ». Ces propos de l’écrivain-journaliste-académicien, Jean d’Ormesson, sont ceux du doyen des immortels.
Jean d’Ormesson aura été de son vivant publié dans la collection de la Pléiade, en 2015. Comme André Gide en 1939, André Malraux en 1947, Paul Claudel en 1948, Henry de Montherlant et Roger Martin du Gard en 1955, Julien Green et Saint-John Perse en 1972, Marguerite Yourcenar en 1982, René Char en 1983, Julien Gracq en 1989, Eugène Ionesco en 1991, Nathalie Sarraute en 1996, Claude Lévi-Strauss en 2008, Milan Kundera en 2011, Philippe Jaccottet en 2014, Mario Vargas Llosa en 2016, Philip Roth en 2017.
* « muché, ée » : adjectif picard signifiant « caché, ée »
** Christian-Edziré Déquesnes, revuiste-poète-écrivain et chanteur français d’expression picarde. Il est l’inventeur de l’appellation Grande Picardie Mentale abrégée sous l’acronyme GPM
*** Petits traités I, Liber, Pascal Quignard, Gallimard, coll. Folio, 1998, p.415
Comment revenir au monde premier-du-sans parole, par la parole ?
Un livre : un morceau de soi arraché à la parole ? Un morceau de soi advenu au monde avant d’accéder au langage.
Comment écrire le cri primal, expulsé avant l’accès au langage, à sa parole ?
Comment retoucher la parole sur sa corde d’origine, dans ce ravissement du souffle ? Comment l’entendre, dans ce monde bruyant et sourd voué au visible, au spectaculaire ?
« Si tu parles, tu ne lis pas davantage », écrivit Pascal Quignard dans La gorge égorgée du tome 1 de ses Petits traités.
L’enfant (infans) ne parle pas. Il accéda, fœtus, à la parole pour la première fois, entre les parois de sa vie intra-utérine, par la voix de sa mère.
Comment transcrire ce qui dans un premier temps fut entendu ?
Comment par l’Écrire restituer la Voix originelle perdue ?
L’écrivain : celui qui vibre au diapason d’expériences acousmatiques anciennes ? Que dire de l’écrivain qui hypersensible à vie est en constante hyperacousie dans l’aquarium de son univers, en hyperacousie dans l’océan du monde ?
Taciturio de Pascal Quignard ; Ostinato de Louis-René des Forêts – liés par la question fondamentale du Langage ? Le faire-corps avec la langue dont chacun répercute le poème ? Et si le cordon ombilical du Langage en était le canal commun ? – Un serpent qui se mord la queue ?
Fouiller la langue au plus profond, n’est-ce pas chercher les livres hors les cris d’orfraies ? N’est-ce pas remuer la cendre du Phoenix pour ressusciter la flamme première du cri primal ? Exhumer du corps-livre la mélopée de nouvelles voix ?
Murielle Compère-Demarcy
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