Le journal de MCDem (7), par Murielle Compère-Demarcy
Mardi 5 décembre
Revoir les grands nocturnes religieux de Georges de La Tour. Le Tricheur à l’as de carreau, noirci par le temps, tableau tombé dans l’oubli découvert par un collectionneur chez un antiquaire du Pont-Neuf, en 1926. Né à la fin du 16è siècle, Georges de La Tour sera consacré comme un des plus grands maîtres français suite à plusieurs expositions, jusqu’à la grande monographie de l’Orangerie en 1972. Caravage veille de son ombre, en haut à gauche du tableau, voyage comme une référence d’un tableau à l’autre – telle la lumière à l’intérieur de la nuit, la nuit à l’intérieur de la lumière ? La lumière venant d’en haut à gauche du tableau, le contraste entre les pièces violemment éclairées de l’espace et les parties en contre-jour, cette minutie dans les détails pouvant remuer le spectateur comme une tragédie antique pouvait provoquer un choc esthétique proche de l’effroi…
Je regarde Le Vielleur. Arno (je l’appellerai « Arno ») regarde Le Vielleur de Georges de La Tour, conservé au Musée des Beaux-Arts de Nantes. Le troublant vertige qui s’empare d’Arno ressemble au cœur chaviré de l’amour. Arno est de passage dans la Cité d’Orphée, il doit y revoir un ami, poète-éditeur indépendant. Le Vielleur joue dans les locaux de l’Hôtel Montaudouin, où son socle demande qu’on ne le piétine pas. La scie-sauterelle cisaille la boîte de « l’Enfant-Crâne » (pseudonyme enfantin d’Arno) tandis que la roue de la vielle frappe les cordes rejointes d’un tour de manivelle. La rue mouline à pierre fendre et le saisissement qui prend alors Arno est semblable au gel / à l’incendie, en cela qu’une cristallisation prend de plein fouet son être. La perspective restreinte du tableau augmente l’acuité de l’espace enveloppé dans bourdons et chanterelles, tandis que cingle, tandis que fend, tandis qu’arrache de copeaux d’une douleur lancinante, la scie-sauterelle de l’Enfant-Crâne. Arno traque le palpitant sous l’heure étale offerte à lui comme un jour sans contraintes. Libre à lui totalement d’inventer le réel pour cette nouvelle journée disponible. Il savait que le tableau de Georges de La Tour serait présenté dans les locaux de l’Hôtel particulier de Mme Montaudouin de la Clartière et de Mme veuve Dulac, il savait qu’il saisirait le moment pour voir le tableau, comme il avait obtenu de voir les sibylles de Volterrano dans la chapelle Venturini que son ami Lucien B. avait pour l’occasion fait ouvrir.
Arno contemple Le Vielleur au chapeau dans une sorte d’extase. Il perd la géométrie de l’espace qui l’environne. Voilà que le monde qu’il contemple possède un rapport vivant avec lui. La frontière tombe entre la salle où est entreposé le chef-d’œuvre de Georges de La Tour et la rue où s’exécute le vielleur. Lorsqu’il achoppe sur le bord du socle qui supporte le tableau, Arno croit que son pied bute sur l’une des pierres jonchant le sol dans l’arrière-plan de la toile. Des forces réelles émanent véritablement de l’œuvre, jusqu’à bouleverser le corps de l’Enfant-Crâne secoué d’une émotion sans pareil.
Quand le musicien de rue laissa sa place à Arno fasciné par le pan de mur couleur terre d’où s’échappait, vers la sortie du cadre, l’ombre de l’exécutant ; lorsque cette partie du décor se déréalisa au point, paradoxalement, de tout enrober dans le drapé de sa nuit esthétique ; une fois passé l’étourdissement premier, le rapt fut prolongé par l’écriture dans la boîte sous tension de l’Enfant-Crâne. Un étourdissement particulièrement lumineux avait sillonné l’espace d’empreintes filandreuses tissant dans les nerfs d’un corps en transe vitale la toile de son vertige. Était-ce apesanteur ? Effroi ? Jouissance ? Errant dans les jardins de sa nuit, botaniste de ses vies erratiques, l’Écriture paraissait pour la première fois se heurter aux gardiens de son propre domaine, comme soumise à l’instance d’une inquiétante étrangeté, captée, ravie par l’œuvre d’art elle-même, révélatrice d’une séquestration inédite.
Le musée intime de l’Enfant-Crâne s’éveillait de fantasmes encore inexprimés. Jamais expérimentés. La scie-sauterelle cisaillait la boîte de l’Enfant-Crâne tandis que la roue de la vielle frappait les cordes rejointes de plus d’un tour de manivelle… Soudain le vertige éclipsa les horloges des sensations relatives, l’effraie de velours qui s’échappa du cœur ténébreux du tableau rejoignit une lumière « d’une effroyable vérité »*.
En sortant de l’Hôtel Montaudouin, Arno l’Enfant-Crâne rebattit les cartes pour se repérer dans le Grand Jeu de son Voyage, à lui, en Grande Garabagne*. L’as de carreau, astre tombé, figurait la couleur emblématique de son exploration. L’art n’était pour personne en zone interdite. Sa lumière lui arrivait d’une dette intérieure. Arno ramassa la carte. L’as de carreau avait ridé son interface, froissée par trop de promesses. Seul le clair-obscur d’une nouvelle rencontre avec l’art pourrait rendre à l’Enfant-Crâne la ferveur extatique de l’illumination intérieure. L’ange annonciateur serait celui-là même qui, des flammes-lumières plus loin, se ferait l’exterminateur du Souffle, avant de s’éclipser, de s’éteindre, laissant l’âme solitaire dialoguer avec elle-même.
* Cf. au Voyage en Grande Garabagne de Henri Michaux (1936)
Arno rencontra plus tard dans le jardin symbolique de ses errances une Madeleine pénitente, dont la main, reliée par l’ombre du crâne à son bras, à son visage, propageait une obscurité performante de ténèbres telle que, vrillée dans la force robuste du noir, l’ombre de la mort emportait l’obscure Madeleine, en même temps que l’œil captivé du Spectateur emportait, débordant, le cœur ravi du Regardeur. Une mort éclaireuse imprégnait l’électrique atmosphère, vanité sagement ténébreuse. L’Enfant-Crâne se souvint d’autres tableaux, d’autres beautés majestueuses, périlleuses. Contemplant une dernière fois la Madeleine au miroir, il répéta « Une chandelle, parfois dans une petite main d’enfant, a vaincu la vaste nuit »**.
Murielle Compère-Demarcy
* Le Vielleur de Nantes de Georges de La Tour fut qualifié par Stendhal d’une « ignoble et effroyablevérité ».
** Georges de La Tour À propos de quelques tableaux nouvellement découverts, Paul Jamot, in Gazette des Beaux-Arts (1939).
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