Le Journal de MCDem (4), par Murielle Compère-Demarcy
Lundi 20 novembre
Lu ce matin dans un quotidien de la Presse Régionale cette citation du poète Pierre Reverdy : « Le suicide suppose une notion de la liberté qu’une société bien portante ne peut se permettre de comprendre ni d’excuser ». Une telle lucidité, clairvoyance, ne peut provenir que du regard d’un poète. Problématique, la Liberté le restera. Le problème demeure toujours la société bien portante.
Deuxième conférence de Jacques Darras ce soir, à la Comédie de Picardie d’Amiens : « Tout picard que j’étais » (2).
Écrit hier un compte-rendu de la première conférence donnée par le poète, il y a presque un an, le 15 décembre 2016 :
En décembre 2016, le poète Jacques Darras a donné sa première conférence consacrée à la place exceptionnelle, bien qu’occultée par les histoires littéraires de la Littérature française nationale, occupée par les picards dans cette Histoire. « Depuis un bon millénaire », souligne Jacques Darras, « la Picardie, l’Artois – à un degré moindre la Flandre – ont constitué de véritables terres de fertilité, de continuité littéraire, ayant fourni une contribution exceptionnelle, sous-estimée, à l’Histoire nationale ». L’objectif de cette conférence consiste à restituer la place de la langue picarde dans cette Histoire, d’en illustrer l’importance par un florilège de textes lus par le poète dans des intermèdes toniques et savoureux. Le choix de ces textes poursuit un fil vigoureux, illustrant la diversité des tons utilisée par notre langue picarde, allant de textes « sérieux » à d’autres de verve comique, voire jouant avec le propos salace, puisque les picards, avant tout « êtres d’oralité » ont souvent, voire toujours, souhaité faire entendre leur langue en public (conformément aux canons de l’art poétique arrageois) en donnant du corps à celle-ci par cet art de raconter des histoires salaces grâce à une langue vernaculaire explosant dans toute sa saveur et sa verdeur/fraîcheur parodique. Beaucoup de fabliaux, ne l’oublions pas, possèdent une origine picarde et s’exécutent dans le jeu engageant et stimulant d’histoires coquines aux antipodes de la lyrique courtoise des chansons de geste, histoires de cocuages, de ruses sexuelles, exécution et faconde de poèmes grossiers. Une langue picarde vaillante, gaillarde, « verte », dont l’art est d’avoir su conjuguer dans son expression quelque chose à la fois de populaire et de raffiné. Adam de La Halle, « le bossu d’Arras » en est un éminent représentant, avec son Jeu de la Feuillée, usant d’un comique de situation sociale – la société de son époque transposée sur la scène théâtrale – et mettant en jeu une illusion d’action incluant une part d’improvisation comme ce sera le cas dans Six personnages en quête d’auteur de Pirandello.
Redonner sa place à la langue picarde dans sa contribution exceptionnelle à la littérature française s’inscrit aussi dans une démarche plus ample de freiner – ainsi que le rappela fort justement le libraire-éditeur Philippe Leleu de la Librairie amiénoise du Labyrinthe, par ailleurs acteur de l’association le CAP (Club Action Picardie) créée avec Jacques Darras dans l’urgence politique de la suppression de la Région Picardie – cette conférence, écrivions-nous, s’inscrit aussi dans une démarche plus ample de freiner ce « penchant des picards » à l’effacement, laissant par leur propre sous-estimation et par leur absence de réactivité face aux attaques hors leurs murs (hors leur Région scandaleusement destituée de son identité culturelle, de son nom identitaire de « Picardie » il y a peu) la place aux comportements les plus cyniques venus de l’extérieur. « S’il est idiot d’être fier d’être né quelque part », précisa Philippe Leleu, « il est aussi stupide d’en avoir honte ». Idiot et dommageable. Cette conférence, impulsée par l’initiative du CAP et de l’Université Populaire d’Amiens, se propose de redonner toute sa place légitime au rôle de la langue picarde dans l’Histoire littéraire, culturelle. Entreprise inédite, inaugurale, personne n’ayant auparavant rassemblé cette matière extrêmement riche replaçant sous la lumière qui lui revenait de droit la contribution réelle et incontournable des Picards dans cette Histoire.
Jacques Darras a situé cette première conférence sous l’invocation de Jean Racine qui écrivit, publia et fit représenter l’unique comédie qu’il ait jamais écrite, en 1668 : Les Plaideurs. Dans l’acte I scène 1 de cette pièce, le personnage de Petit Jean commence par un monologue d’affirmation assez remarquable où nous entendons que Jean Racine n’oubliait pas ses origines picardes. Le dramaturge picard fait dire à Petit Jean, appelé par un juge qui le fait venir à son service d’Amiens en Suisse :
« Tout picard que j’étais, j’étais un bon Apôtre
Et je faisais claquer mon fouet tout comme un autre ».
Jacques Darras ce 15 décembre 2016, lors de cette première conférence intitulée « Tout picard que j’étais », nous proposait de « faire claquer notre fouet, ici, ce soir » comme étendard de notre âme picarde…
En « chirurgien de la mémoire », le poète-essayiste se donnait l’objectif de réparer l’élasticité d’une aire géographique devenue poreuse à l’Imaginaire national : la Région de Picardie-Flandre-Artois.
La tentative de sortir la Picardie de l’ombre – et de réparer au mieux le rapt d’identité qui lui fut « infligé » dernièrement par la disparition inimaginable de son nom (d’où émergea le manifeste protestataire du CAP : « Picardie, j’écris ton nom ») – n’est pas une première démarche poursuivie par Jacques Darras. En 1985, en effet, ce dernier avait rassemblé linguistes et écrivains afin de mettre dans la lumière l’Histoire séculaire mal connue du territoire Picard. Cet éclairage fut concrétisé par la publication aux éditions des Trois-Cailloux de La Forêt invisible au but de faire sortir de son invisibilité la littérature en langue picarde depuis le Moyen-Age.
La conférence de ce 15 décembre 2016 s’attaquait en quelque sorte trente ans plus tard à une seconde forme d’invisibilité, encore plus préjudiciable, évoquée précédemment.
Allant du 6e au 13e siècle, Jacques Darras traça l’Histoire de la Picardie, de comte de Flandres et comte d’Artois au Comte de Paris, puis aux Ducs de Bourgogne jusqu’à Louis XIV, Histoire étayée par l’existence de textes littéraires majeurs, au travers de villes phares telles que Laon, Capitale de la dynastie carolingienne, Arras, ville du Jeu littéraire et théâtral. Adam de La Halle, Jean de La Fontaine, Hélinand de Froidmont, Vincent Voiture, Jean Scot Érigène, Jean Bodel, Jacques d’Amiens, etc., furent évoqués, certains par une lecture d’extraits de leur œuvre rigoureuse, stimulante et savoureuse, démontrant par le texte la spécificité remarquable de la Picardie, terre fertile par le nombre et la qualité de ses écrivains.
Lors d’une deuxième conférence à la Comédie de Picardie, le 20 novembre 2017, Jacques Darras poursuivra son examen de la mémoire picarde, cette fois du 15e au 18e siècle. Nous partirons de cet instant précis de l’Histoire :
« La parenthèse enchantée des échanges commerciaux et littéraires qu’a connue Arras touche à sa fin ; le pouvoir de l’argent va passer aux banques italiennes et flamandes, Bruges d’un côté, Florence de l’autre ; les guerres vont confisquer l’espace intermédiaire, transformer les plaines picardes en champs de bataille entre Anglais et Français se disputant le Royaume de France mais aussi la prééminence européenne ; Adam de La Halle dit adieu à sa ville Arras (…)…
Où l’on voit le lien étroit entre les cycles économiques, les humeurs et la baisse de l’Inventivité »…
Saisie dès les premières lignes par les mots de Pascal Quignard, extraits de Performances de ténèbres, au chapitre I intitulé Le noir :
« Un jour on s’est assez débattu avec les séquelles et les manies de son malheur. On a assez lutté avec l’ange. On plonge sans pudeur dans son symptôme. Pourquoi ai-je imposé aux miens de manger dans le noir ? Un jour on ne cherche plus à savoir quelle a pu en être la raison et on entre résolument dans ce “noir” qu’on avait spontanément requis des siens à l’âge de dix-huit mois. Soit on ne touche plus à la nourriture, soit on ne la porte à ses lèvres que dans l’obscurité, en ne discernant plus rien, à l’écart de ses parents et de ses frères et sœur. Une performance de ténèbres relaie, au fond d’elle-même, un dispositif de scène primitive. On rejoint le vieil apparatus nocturne que nous partageons avec tant d’autres êtres vivants.
Nous entrons dans ce monde par une porte bizarre et nous recommençons, sur la scène d’un théâtre, à en user de même, poussant dans l’angoisse un rideau de poussière.
On avance, très lentement, dans l’obscurité totale qui s’est faite autour de soi. On avance très prudemment sur le tapis de danse caoutchouteux et noir, sans rien percevoir de ceux qui sont assis dans les gradins.
On recommence avec la même appréhension en pénétrant dans la grotte de Lascaux, refermant derrière soi la lourde porte d’acier de cet étrange sous-marin que ce si vieux sanctuaire paléolithique est devenu ridiculement, et si aventureusement, au risque d’en décomposer l’obscurité, l’humidité, les pigments, les délinéations charbonneuses, en sorte de la reverrouiller et de le replonger dans la nuit totale qui séduisit les yeux des premiers hommes ».
J’entre dans un livre de Pascal Quignard comme l’auteur entre lui-même dans le noir le plus dense, « le silence tendu comme un chant », la prédation aux griffes de l’attente, le vol de Saint-Esprit survolant la salle des pas perdus dont pas une miette de chaque jour n’échappe au pétrin du pain quotidien, le cœur-corps fulgor serré /dilaté dans l’espoir d’une lueur, aussi infime soit-elle, échappée de la gueule du rugissement ou du gémissement, la manducation des mots dans la salive influée / refluée – cet espèce de manducation lors du festin des morts sacré des mots…
J’entre dans le livre de Pascal Quignard, et j’écoute « le noir ». Un monde pariétal cogne, pavillon droit derrière le regard, où la voilure se dresse dans le retrait sans craindre de fendre l’armure. Quelques mots-clés remontent d’emblée en me remémorant d’instinct l’œuvre de Quignard : manducation (lecture-manducation), parole, silence, oreille absolue, écriture. Et ce château à Meung-sur-Loire, la visite de ses oubliettes où fut jeté François Villon, alors que je lisais ce roman de Quignard dont l’intrigue se déroulait sur les bords de la Loire, ce fleuve irrégulier, désordonné, sauvage, imprévisible, indomptable… Indomptable comme Quignard. Quelque chose d’ailleurs résonne comme cela dans le nom de « Quignard ». Résonne comme « Nithard ». Quelque chose de teigneux.de pugnace.d’ardent.de fauve.d’incandescence intérieure une flamme brûlant sur le bout de la langue feulant son cri de flamme par la pénombre.par la ténèbre –, quelque chose de sauvage de rapace de majestueux d’invisiblement magnifique sous le ciel de la multitude dans sa solitude noire prête de s’enflammer du haut de ses serres sûres, impressionnantes, décisives. Quelque chose de la rage intérieure.d’orageux.de torrentiel.un grain d’orage éclatant dans la bouche intérieure d’une manducation salivée.érotique. – muscles tendus de l’effroi dans le silence du chant. Une incandescence ténébreuse aux clairs obscurs de l’éclaircie souterraine veillant / dévorant la « forêt invisible » du Livre en Performances de ténèbres. Énigmatique. Un sphinx dans le ciel contemporain, un Phénix (nom d’une buse de Harlay*) sur la main tendue de son poing gauche.
J’entre dans le Livre de Pascal Quignard, je me penche sur cette bible dont je connais les anciens îlots fragmentaires. Les Petits Traités, ces suites de petits textes à la tension baroque, où s’entrechoquent deux thèmes. J’aime l’esprit réfractaire de Quignard, ses tours qui ne s’alignent sur aucun rail, qui ne suivent aucun chemin tracé. Il furète dans les traces, défie toute traque, marche sur des erres imprévisibles, fouaille, creuse, forge, éclate, disperse, rassemble en entrechoquant les termes, idées.faits argumentés.plaidés.réfutés .contestés. défaits. – frappés par le butoir de l’esprit vivant-vif dans l’attaque/arrêt sur le seuil de la porte du monde et de son recul. Et « tout ce qui est déchirant demeure à l’état déchiré ». Les « petits traités », genre inventé par Pierre Nicole. Un sujet se convoque, autour duquel des positions vont diverger. J’allume une bougie. Les ondes d’une fugue de Bach parcourent la flamme du bougeoir. Un tableau de Georges de La Tour traverse en filigrane le silence d’une réflexion. Se dresse l’antre du philosophe en méditation de Rembrandt. L’effervescence des « petits traités » aiguise le regard dans le noir. « Ce sont des rebuts inclassables par rapport au cours de l’Histoire, une forme qui recueille ce qui est oublié (…) C’est ce que laisse tomber le discours ou la norme pour pouvoir être justement discours ou norme ».
De petites choses à la frontière du monde remuent autour de ma table, sur le bureau de mon crâne entrouvert comme l’est une intime fenêtre au monde. Leurs copeaux s’élèvent dans le bruissement de la Langue. Les paroles tombent en résidus de l’arbre-discours dressé / cultivé comme le prototype du mot « arbre », convenu par la forêt des signes conventionnels, institués, normatifs et reconnus tels. Mais l’arbre oublié reste celui que je vois, que j’imagine ; « l’objet petit a » (J. Lacan) me fait l’hospitalière de son ombre, de son rébus.
Murielle Compère-Demarcy
* Pascal Quignard, en prestation intérieure à l’Église abbatiale de Saint-Riquier (Baie de Somme), apparut – poing gauche recouvert du gant de fauconnerie – l’Autoursier d’une buse de Harlay nommée « Phénix », durant la représentation. Le rapace, de bas vol, gîtait sous les voûtes de l’Abbatiale, avant que s’effectue le vol du poing. Les ailes courtes et arrondies, la queue importante, des buses (de Harlay, de Harris, buse à queue rousse) permettent de brusques changements de direction.
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