Le Journal de MCDem (2), par Murielle Compère-Demarcy
Jeudi 9 novembre 2017
Trilobite (j’y reviens) : un crustacé de l’époque primaire. La carapace de ce large « mille pattes » portant casque est justement nommée, puisque son corps se divise longitudinalement en trois parties : tête, thorax et pygidium. Les trilobites, qui constituent une classe d’arthropodes marins du Paléozoïque, ont disparu il y a deux cent cinquante millions d’années (250 MA). Si tous les fossiles ne sont pas des trilobites, tous les trilobites sont des fossiles.
Si l’alcool peut rendre d’humeur triste, l’Écriture demeure euphorique – en dépit de la dépression post-scripturale, celle qui tombe après l’acte, réelle.
« Innocence Euphorique
Donne-nous notre soleil quotidien »
écrit Daniel Biga dans L’Amour d’Amirat*
« Se noyer dans une goutte d’eau », dit-on. Et la mer, pourrait-elle se noyer ? Et l’Océan ? Question du non-sens. Du point de vue Beat Generation (Jule à Vicki dans la pièce homonyme de Kerouac)
JULE
Bien sûr, je vais voir ce que je peux faire pour te trouver du hash aujourd’hui… En attendant, je vais boire un verre de vin, moi… Combien de grains de sable faut-il retirer du Pacifique chaque fois qu’on verse un million de litres du jus de la joie dans le vide de l’espace infini, et au fond qu’est-ce que ça peut fiche ? (Il boit.)
Grains de sable dissous dans l’ivresse des profondeurs.
Si l’univers s’enivrait on serait ivre à respirer, aller serait un poème délirant.
La falaise effritée du Dire forme le sable des pages.
* L’Amour d’Amirat (suivi de Né nu, Oiseaux mohicans, Kilroy was here), Daniel Biga, éditions Le Cherche Midi, 2013.
Comment écrire cette impression de manquer d’air, d’une véritable suffocation à l’extérieur, alors que tant d’espace(s) s’ouvre(nt) juste au-dessus de la page ?
Revenir à la question du non-sens. Comme pendule (le « soufflet » artaudien, avec son double mouvement d’aspiration et d’expulsion : introduction d’air, dilatation, condensation, suffocation, crachement.éjection.défécation.éructation) oscillant entre défaut et excès de sens, allant et venant entre sens et non-sens. Paradoxe non dans le contenu mais dans le fonctionnement même de la langue.
Que reste-t-il des mutinés de 1917 ? Tomber pour rien. Non-sens existentiel. Refuser de monter au front. « À bas la guerre ! ». Refuser l’ordre de monter en ligne. Fusillé pour l’exemple, le « meneur », le « mutiné ». Un millier d’hommes fusillés pour l’exemple en France pendant la Grande Guerre. Le Chemin des Dames. Et cette Pierre de la Honte jetée sur l’aïeule survivante du mutiné, au village. Cette adhésion collective – cet instinct grégaire sidérant à ne pas vouloir sortir du lot – cette adhésion collective, viscérale oui, à l’Ordre, à l’Obéissance, à l’Honneur d’aller mourir à la guerre… « Morts pour la France » ; revenues, les belles gueules cassées, tandis que d’autres…
« Ceux qu’ont l’pognon, ceux-là r’viendront
Car c’est pour eux qu’on crève.
Mais c’est fini, car les trouffions
Vont tous se mettre en grève.
Ce s’ra votre tour, messieurs les gros,
De monter sur l’plateau,
Car si vous voulez la guerre,
Payez-la de votre peau !
Adieu la vie, adieu l’amour
Adieu toutes les femmes.
C’est bien fini, c’est pour toujours,
De cette guerre infâme.
C’est à Craonne, sur le plateau,
Qu’on doit laisser sa peau
Car nous sommes tous condamnés
C’est nous les sacrifiés ! »*
* La Chanson de Craonne (1917), chanson-type de l’antimilitarisme, à l’instar de la chanson Quand un soldat de Francis Lemarque (1953) et du Déserteur de Boris Vian (1954).
La mémoire : une multitude d’univers photographiques – rafales.plans fixes.ellipses. voix off. retouches.flashback.montages.collages. (faux –) raccords.projections mentales…
La mémoire – le texte et l’image – ; Image et Parole. Sa filmographie : les films de Jean-Luc Godard. Image.écran noir.image.écran noir.image.écran noir.image.écran noir.image.écran… « AH DIEUX » – « OH LANGAGE »*
J’ai découvert l’écriture de Jacques Darras comme un lever de rideau, dans une dynamique révélatrice et révélée de la poésie, que j’ai cru longtemps inexistante. Sur la scène vivante de la poésie, j’entends. Il manquait pour moi une vivacité dans la diffusion et la réception des textes de création poétique jusque-là lus et entendus parfois, lacune due à une sorte de carence d’énergie dans sa promotion et, plus dommageable, dans le flux expressif de sa communication.
Écouter la première fois Jacques Darras lire du Jacques Darras m’a offert la rencontre d’un poète de l’épopée, baroque, à l’œuvre en plein cœur même de notre 21e siècle. Une œuvre soutenue par l’exercice naturel bien que travaillé d’un style singulier et vivant, pointant son optimisme pugnace et inné en direction et à la face de notre époque hélas engluée dans une « crise humanitaire ». Œuvre à la fluence et confluence d’une écriture du départ, du matin – des départs énergiques dans le sens de la terre et des fleuves.
L’indiscipline de l’eau, anthologie personnelle de Jacques Darras éditée pour célébrer, entre autres, le cinquantenaire de la collection Poésie Gallimard, nous livre et délivre ce flux d’une énergie de source vive et d’embouchure féconde, plurielle en ses affluents, d’une indiscipline contrôlée où le rythme en son univers épique, le cours et la course endurants des mots, du verbe qui s’écrit et se dit dans une effervescence sonore limpide et de frictions, de rythmes syncopés et battant la mesure, nous ouvrent l’espace/temps et nous ouvrent intransitivement.
« Je marche », écrit Jacques Darras, « je suis une forêt qui marche / j’ai des cris / j’ai l’univers entier dans mes feuilles / j’ouvre / j’ouvre /intransitivement / j’attends qu’on m’ouvre »…
L’œuvre de Jacques Darras a été et reste pour moi une dense et salutaire/roborative découverte de l’efficacité, de la fluidité efficace et efficiente de la poésie, ici, maintenant.
* Cf. Adieu au langage, film de Jean-Luc Godard, 2014
* L’indiscipline de l’eau, anthologie personnelle de Jacques Darras, 1998-2012, Poésie Gallimard, 2015
L’œuvre en cours de Jacques Darras révèle la multiplicité des êtres qui cohabitent chez le poète-essayiste et dialoguent avec lui, auteur d’essais et de textes poétiques écrits comme des sortes de romans, se penchant sur les œuvres d’artistes d’altitude comme Brueghel (Pieter Brueghel croise Jean-Jacques Rousseau sur l’A1, Le Cri, Bruxelles, 2013), Van Eyck (que le poète met en scène dans un Poème Roman : Van Eyck et les rivières, dont la Maye (Le Cri, Bruxelles, 1996), de philosophes comme Blaise Pascal ou de romanciers (Joseph Conrad ou le Veilleur de l’Europe, Marval, Paris, 1992), de poètes comme Allen Ginsberg (Allen Ginsberg. La voix, le souffle, Jean-Michel Place, 2005), tous d’envergure, sur des périodes de l’Histoire, de l’Histoire des mentalités et de la Littérature (Nous sommes tous des romantiques allemands ; De Dante à Whitman en passant par Iéna (Calmann-Lévy, 2002) étudiées et réécrites. Sans compter les poètes dont Jacques Darras traduisit les œuvres, Les Feuilles d’Herbe de Walt Whitman par exemple.
Une œuvre en cours dont l’envergure et la cohérence soudent cette multiplicité d’êtres cohabitant chez le poète, dans une dimension et une édification progressive, analytique et panoramique, de dimension humaniste, dessinant un paysage culturel brassant notre Histoire, brossant l’actualité, traversant les étendues de forêts et de fleuves réels ou créatifs traversés par le Temps, celui des hommes, ces hommes qui font l’Histoire, gens de peu ou d’exception, traversant l’espace-temps géographique/poétique. Le titre Progressive transformation du paysage français par la poésie (Le Cri, Bruxelles, 1999) est éloquent à ce sujet. Ou encore celui-ci : Gracchus Babeuf et Jean Calvin font entrer la poésie avec l’Histoire dans la ville de Noyon (Le Cri, Bruxelles, 1999).
On trouve dans l’œuvre de Jacques Darras une Histoire de la Littérature et une œuvre de notre Histoire (Je sors enfin du Bois de la Gruerie par exemple, publié en 2014 aux éd. Arfuyen), observées dans le flux qui construisit notre passé et le présent, et du point de vue d’un poète qui brasse la langue et en assemble des arpents pour mieux révéler la richesse, la pluralité, l’horizon d’une langue en construction d’elle-même, de son univers qu’elle ne cesse de bâtir en ses strates morphologiques, syntagmatiques et lexicales, en même temps que s’édifie le cours de son Humanité. L’édification, les perspectives du vaste chantier que constitue l’Europe ne sont pas oubliées, le poète-essayiste-dramaturge à ses heures, Jacques Darras, se considérant comme un démocrate « whitmanien » d’Europe, travaillant à une poésie d’ouverture aux autres traditions et au monde comme le furent la poésie d’Apollinaire, de Cendrars ou d’un Claudel.
L’œuvre de Walt Whitman, l’univers d’un Coppens, la vision d’un Pascal – pour ne citer qu’eux – tracent chacune un prisme poétique au sens étymologique du « poïen » (« faire ») grec, où le regard de l’investigation savante et innovante, de la quête épistémologique et ontologique et de la création poétique, projette sur notre passé, notre présent et l’avenir, les perspectives de notre Histoire, celle de l’Humanité et d’un imaginaire collectif.
L’œuvre de Jacques Darras provient et propulse ses lecteurs dans cette dimension-là. Sans jamais procéder du manque.
Samedi 11 novembre
Monde « google »isé, « virussé » par l’ordre policier (J.L. Godard). Qu’est-ce qu’on peut faire ? J’sais pas quoi faire…
Dialogue petit format dans un rêve cette nuit :
– Le monde marche sur la tête !
– Il ne marche pas sur la tête, il n’a plus de figure.
– ???
– Il marche, à reculons. On « se casse la figure » à marcher à reculons, inévitable (Blanc). C’était encore bien, quand le monde marchait sur la tête, on pouvait encore avancer…
– Va pour « Le monde marche sans tête ! »
– …défiguré, le monde sans / s’en tête…
« Mauvaise mère » existe autant que « mauvaise fille ». N’établir aucune corrélation. Boxer par le langage le principe de réalité.
A suivre
Murielle Compère-Demarcy
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