Le Jour où les anges ont pleuré, L’histoire vraie du 11 Septembre, Mitchell Zuckoff (par Gilles Banderier)
Le Jour où les anges ont pleuré, L’histoire vraie du 11 Septembre, Mitchell Zuckoff, Flammarion, août 2021, trad. anglais (USA) Thierry Piélat, Laurence Decréau (Marc Trévidic, Préface), 508 pages, 23,90 €
C’est un lieu commun de dire que chacun se rappelle l’endroit où il se trouvait et ce qu’il faisait lorsqu’il apprit les attentats du 11 septembre 2001. Même si cette année-là avait été depuis longtemps préemptée par la littérature et le cinéma de science-fiction, peu de dates se sont imprimées de manière aussi rapide et profonde dans la mémoire collective. On n’a d’ailleurs jamais su si elle avait été choisie au hasard ou pour des motifs connus de Mohammed Atta, le maître des opérations : 911 correspond au numéro d’appel d’urgence sur le territoire américain et le 11 septembre marque le début de la bataille de Vienne, en 1683. Contrairement aux Occidentaux, les islamistes ont la mémoire longue. Mohamed Merah a entrepris son équipée criminelle cinquante ans après les accords d’Évian. Comme le disait René Girard : « Il nous faut entrer dans une pensée du temps où la bataille de Poitiers et les croisades sont beaucoup plus proches de nous que la Révolution française et l’industrialisation du Second Empire » (Achever Clausewitz).
Plus encore que l’assassinat du président Kennedy, ces attentats ont été abondamment filmés et les prises de vues diffusées jusqu’à la nausée dans les heures, les jours et les semaines qui suivirent. Par un étrange paradoxe, non seulement la littérature n’a pas anticipé cet événement (de même qu’elle n’avait pas anticipé la Shoah), mais encore, s’il existe de nombreux films ou livres documentaires, aucune œuvre de fiction ne s’est hissée à la hauteur de l’événement, comme si ce dernier, par sa démesure, son caractère inimaginable, écrasait l’imagination et avait découragé toute velléité romanesque. Serait-ce parce qu’aucune victime n’est célèbre, ne focalise l’attention plutôt qu’une autre, le personnage le mieux connu demeurant, par un autre paradoxe lugubre, Mohammed Atta ?
Dans Le Jour où les anges ont pleuré, Mitchell Zuckoff a pris le parti de Stendhal décrivant la bataille de Waterloo à hauteur d’hommes (et de femmes) pris dans un mécanisme qui les dépasse et voués à la mort ; d’hommes et de femmes dont la modeste routine quotidienne s’est transformée sans qu’ils s’en rendent tout de suite compte. La composition est habile et l’auteur arrive à faire s’entrelacer des histoires qui se déroulent sur des plans parallèles et s’ignorent mutuellement – ce qui le rapproche de : 11 Septembre, Une histoire orale, de Garrett M. Graff (Les Arènes, 2021). Houellebecq disait de Philippe Muray qu’il avait « ce coup d’œil prodigieux qui lui permet, parmi tous les détails, de choisir le plus significatif, celui qui va d’emblée au cœur des choses ». Mitchell Zuckoff possède le même don, de faire ressortir parmi des dizaines de milliers de pages de témoignages, de souvenirs, de rapports officiels ou officieux, etc., la force du « détail infime », comme cette femme qui saute dans le vide en tenant son sac à main ou cette autre femme en train de regarder une des sempiternelles rediffusions de la Petite Maison dans la prairie lorsqu’elle vit passer pour ainsi dire dans son jardin le vol 93, peu avant qu’il ne s’écrase en Pennsylvanie ; la manière fort profane (prostituées et films pornos) dont les terroristes utilisèrent leurs dernières heures en ce bas-monde ; le fait que l’architecte (d’origine japonaise) du World Trade Center, Minoru Yamasaki (1912-1986) ait été sujet au vertige ; la phraséologie journalistique, toute en euphémismes et en décalage complet avec l’horreur qui se produisait (p.117). Il émane un caractère à la fois poignant et sinistre d’objets ou de gestes ordinaires, comme une banale liste de choses à faire, collée sur un frigo par une mère de famille qui sera bientôt réduite en poussière (p.85). Ces descriptions font ressortir aussi nettement que toutes les thèses de sociologie l’opposition entre une société moderne, mélangée, ouverte, et la vision des terroristes, rétrograde, obtuse et monolithique (le premier mort de cette journée maudite fut peut-être un informaticien, ancien commando de Tsahal, Daniel Lewin, égorgé à bord du vol 11 d’American Airlines) ; une société moderne et ouverte, mais également complexe et fragile, où le contrôle des passagers à l’embarquement se faisait en partie sur le base d’algorithmes, où les agences gouvernementales ne partagent pas leurs renseignements, où même la police de New York et les pompiers de New York utilisent des fréquences radio distinctes et incompatibles. La circulation de l’information apparaît comme un sujet crucial et un talon d’Achille : les pompiers opérant à l’intérieur des tours en savaient moins que les journalistes à l’extérieur, voire que le quidam devant son poste de télévision.
Un autre paradoxe est que ces attentats, filmés avec un soin professionnel par des journalistes qui ne faisaient que leur travail, demeurent irreprésentables pour la conscience individuelle. Au cours des longues années consacrées à l’écriture des Mémoires d’Hadrien, Marguerite Yourcenar a fait l’expérience étrange, presque mystique, de revivre l’agonie de l’empereur romain, bien qu’elle se trouvât dans des conditions historiques, géographiques, climatiques, etc., radicalement différentes. Cependant, même avec beaucoup d’imagination, on ne peut se représenter « ce que cela fait » d’exploser avec l’avion à bord duquel on a pris place, de sauter dans le vide à des centaines de mètres au-dessus du sol new-yorkais ou de brûler vif dans une cage d’ascenseur.
Puisqu’il fut question d’euphémisme, il faut signaler pour le regretter une écriture très en retrait. On n’a aucun mal à imaginer le manuscrit de ce livre passant entre les mains des sensitive readers chargés de contrôler que son texte ne froisse la susceptibilité de personne, y compris des pires assassins, de leur progéniture ou de ceux qui partagent leur vision réactionnaire du monde. Qu’est-ce qui lui permet de dire qu’Atta professait une interprétation faussée de l’islam (p.51) et que le prénom Moussa signifie Moïse en « palestinien », qui n’est pas une langue (p.268) ?
Gilles Banderier
Mitchell Zuckoff, né en 1962, écrivain, professeur de journalisme, a couvert les événements du 11 Septembre en tant que journaliste au Boston Globe. Il enseigne les narrative studies à l’Université de Boston.
- Vu: 1092