Le Jour des corneilles, Jean-François Beauchemin (par Léon-Marc Levy)
Le Jour des corneilles, Jean-François Beauchemin, 147 pages, 8,10 €
Edition: Libretto
Il est fréquent de lire, sous la plume de critiques standardisés, « on ne sort pas de ce roman indemne ». Eh bien, pour une fois, nous allons le dire. Ce livre atteint auditivement, linguistiquement, lexicalement ! Et sa musique stupéfiante reste dans vos yeux et dans vos oreilles pour très longtemps. Plutôt que de vous expliquer pourquoi, voici comment Jean-François Beauchemin nous accueille dans son roman :
« Père avait formé de ses mains cette résidence rustique et tous ses accompagnements. Rien n’y manquait : depuis l’eau de pluie amassée dans la barrique pour nos bouillades et mes plongements, jusqu’à l’âtre pour la rissole du cuissot et l’échauffage de nos membres aux rudes temps des frimasseries. Il y avait aussi nos paillasses, la table, une paire de taboureaux, et puis l’alambic de l’officine, où père s’affairait à extraire, des branchottes et fruits du genièvre avoisinant, une eau-de-vie costaude et grandement combustible » (NDR : Le correcteur du traitement de texte utilisé pour rédiger cet article a souligné 7 mots dans la citation qui précède. Il aurait pu faire mieux !).
Beauchemin écrit un roman dans une langue étrangement familière au lecteur. Au sens qu’entendait Freud par « étrange familiarité » : à la fois inconnue et terriblement connue. On n’a nul besoin de dictionnaire pour lire ce livre. Le sens des mots est toujours évident, seul leur morphologie diffère. En particulier, les suffixes. Bestial devient bestieux. Tabouret devient taboureau. Echauffement devient échauffage, etc.
Le tout crée un véritable univers, d’une poésie sublime et inouïe, dans lequel le lecteur se laisse glisser avec une jubilation de chaque instant. On retrouve chez Beauchemin – qui est Québécois bien sûr, What Else ? – la chanson du français de Villon, de Rabelais, d’une langue dont l’explosivité sonne à la fois ancien français et terriblement moderne. Une sorte de mi-chemin entre les « gueux » d’autrefois et ceux d’aujourd’hui. La langue du Jour des Corneilles est un idiome unique, qui s’inspire de plusieurs sources mais n’est identique à aucune.
Et puis il y a une histoire aussi. Et quelle histoire ! Le narrateur – dont nous ne saurons jamais le prénom, seul le nom (c’est le fils Courge) – s’adresse à un juge (on saura à la fin pourquoi il est devant un tribunal) pendant tout ce roman. Il raconte qu’il vit avec son père donc, dans une cabane dans les bois. Il a perdu sa mère en naissant et depuis il est élevé par son père. « Élevé » n’est pas le bon mot, il faut dire plutôt tenu vivant, tant bien que mal. Nourrisson, il est nourri au lait de hérissonne. Puis de diverses « bouillades » de vers de terre, d’insectes, d’animaux de toutes sortes, du rat au chevreuil. Les deux hommes vivent dans une quasi totale solitude, en autarcie, les descentes dans le bourg voisin se limitant à l’obligation de soigner une blessure du père, ou à quelque autre accident.
La relation des deux est marquée par la violence du père qui utilise la « mornifle » (et pire) comme instrument principal de son éducation. Père et fils vivent dans une vie sauvage, comme des robinsons naufragés dans les bois, donnant lieu à des pratiques et des scènes ahurissantes.
« Pour exemple, je dépeindrai premièrement un ouvrage des plus curieux que père accomplit une fois. Par jour de grandes gelures, je le vis se fabriquer mitaines de cette manière : fourrant le bras en une tanière, il grippa coup sur coup une paire de marmottes ventrues et enroupillées. Les assommant par suite du marteau de son poing, il entreprit bientôt de les fendre, puis de les évider. Une fois ce videment accompli à l’aide de ses seuls doigts, père se para les mains des dépouilles, et poursuivit son cours, les paumes bien au chaud maintenant ».
Les deux hommes sont « possédés », victimes d’hallucinations. Le fils voit les morts et leur parle. Le père est régulièrement visité par des « gens » qui le mènent à accomplir des actes insensés en y associant le malheureux fils. Jean-François Beauchemin écrit un livre superbe sur la folie, qu’il va mener jusqu’au bout de la déraison.
La mort devient un enjeu central dans l’échange entre les deux personnages. Le fils Courge la considère avec un regard apaisé, c’est une « amie » :
« Car enfin, pour les péris, la mort ne semble pas si détestable : on y va et vient aisément, on y coudoie aimablement, sans doute, d’autres défunts. On rebrousse même parfois parmi les vifs afin de visitement. Et puis, en outre-vie, les embarras coutumiers à l’ici-bas ne paraissent plus exister ».
Le père Courge, lui, est terrifié par la mort, paralysé de peur à sa seule évocation.
Entre folie et mort avance l’existence des deux affligés. Beauchemin nous mène jusqu’au fin bout d’une histoire qui nous laisse éberlués, en tissant dans sa langue inventée un roman magnifique. Qui parle de filiation, d’amour, de folie et de mort.
Léon-Marc Levy
Jean-François Beauchemin, né à Drummondville, au Québec, en 1960, est un écrivain québécois.
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