Le Jardin de derrière (20) Où on entend des choses
Georges avait emprunté à Tobie son utilitaire et, le fût de poissons pourrissants bien calé à l’arrière, il se dirigeait à vive allure vers la déchetterie, répandant sur son passage une odeur pestilentielle.
Il avait quelques minutes plus tôt eu Hélène au téléphone, encore retenue à Paris pour une quinzaine. Elle avait paru déroutée par les récents événements que les propos de Georges, un peu décousus, lui faisaient entrevoir.
– Mais les enfants vont bien ? répétait-elle.
Et Georges d’acquiescer, de repartir sur une histoire de poissons morts, de parler d’une procession, de gars avec des capuchons, d’un nommé oncle Tobie et d’un abri antiaérien où ils auraient dû se terrer pour échapper aux encapuchonnés. Hélène appuyait avec force le téléphone contre son oreille en tripotant nerveusement son collier de l’autre main : « Et tu ne veux pas que je vienne ? Les enfants vont bien ? » Il ne voulait pas qu’elle vienne, les enfants allaient bien. Il fallait qu’il y aille, il avait des poissons à amener à la déchetterie.
Sur place, un jeune homme l’aida gentiment à décharger le fût, sans faire trop de remarques sur son contenu. Georges essaya de plaisanter, lança : « Mauvaise pêche, non ? », et partit d’un petit rire crispé. Le jeune homme, qui était en train d’ajuster son masque sur son nez et sa bouche, se contenta de lui lancer un regard intrigué, par en-dessous, en levant les sourcils. Georges ne put s’empêcher de se demander s’il n’en faisait pas partie, lui aussi, s’il n’avait pas défilé dans les rues du village, il y avait quelques nuits de cela, avec son capuchon sur la tête. Il se hâta de retourner à la voiture, toujours empuantie par l’odeur du poisson.
Arrivé au rond-point, sur une impulsion, il tourna à gauche et se retrouva dans la ZAC. Il la traversa de part en part, étrangement soulagé par les grands cubes blancs ou gris, les couleurs vives des enseignes, les parkings aux trois quarts vides. Se retrouvant brutalement sur une route de campagne, il s’engagea sur un chemin de terre, fit demi-tour et se dirigea vers le Bricorama. Comme aux premiers jours de son arrivée, le parking était presque désert et seuls quelques hommes, à présent en tee-shirt ou en débardeur, déambulaient dans les rayons. Georges s’empara d’un petit caddie bleu haut sur roues, aux allures de landau, qui faisait un drôle de bruit chuintant sur le carrelage blanc. Il attrapa un peu au hasard des boîtes de clous, du fil électrique, s’arrêta devant le rayon des lampes torches, repartit, revint sur ses pas. Il déposait dans son caddie un casque pourvu d’une lampe genre casque de mineur, quand il entendit deux hommes discuter de l’autre côté du rayon.
–… poissons.
Un gros rire. Georges s’enfuit avec son caddie dans la direction opposée. Il se rendit en hâte à la caisse et reprit sa voiture, mais, au bout de quelques mètres, il se gara à nouveau, cette fois sur le parking de Carrefour. Il n’avait pas envie de rentrer à la maison. Morose, comme midi approchait, il se rendit à la cafétéria du supermarché où il mangea lentement son menu à 9,90 euros, regardant par la vitre les voitures se garer puis repartir, le coffre plein. Brusquement, il laissa la moitié de sa tarte sur le plateau pour aller reprendre sa voiture et foncer vers le village, la maison, la grange, le réduit dans la grange.
Il ouvre la trappe. Il est dans le tunnel.
Il remonte doucement vers le jardin de derrière. Il respire à pleins poumons la fraîcheur humide du béton. Son cœur s’apaise. Il avance en fermant les yeux, les rouvre juste au débouché du tunnel, au-dessous de l’abri du jardin de derrière. Il n’ouvre pas la trappe au-dessus de sa tête, mais se blottit un moment entre les deux sections du tunnel. Il a l’impression que l’obscurité autour de lui scintille d’un poudroiement de couleurs, et il ne sait plus si ses yeux sont fermés ou ouverts. Le temps arrête de s’écouler.
Soudain, son corps se remet en mouvement, il se glisse dans le tunnel, il rampe, il grimpe, les genoux, les coudes râpent le béton, le souffle s’accélère. Il est déjà au moulin du haut, il ne s’arrête pas et, bientôt, il sent la terre battue, les pierres sous ses mains, le tunnel s’élargit, il pourrait s’accroupir, il continue à ramper, puis il se met à quatre pattes, ses mains s’écorchent sur des pierres, ses pieds les font rouler, il avance très vite, et au loin il commence à entendre des voix. Il avance encore. Il est à l’église, derrière la porte donnant sur la crypte.
– Tu n’aurais pas dû les laisser faire.
– Ils ne m’ont pas vraiment demandé mon avis.
Georges reconnaît la voix de Louis. Il y a peut-être deux ou trois hommes avec lui.
– Ça va être plus difficile, maintenant, avec leur groupe de surveillance.
Quelqu’un a un rire bref : « Vigilants, tu parles ! » La voix est très jeune. « Quand on veut, on recommence ».
– Tais-toi.
C’est Louis, à nouveau. Le premier homme reprend la parole : « Et la cabane ? Ils ont trouvé… » Louis le rassure : « On a tout déplacé. Ils n’ont trouvé que les vieilleries des gamins ».
– Et la vieille ? Le problème n’est toujours pas résolu ?
Louis, à nouveau sur la défensive : « Vous m’aviez dit de ne pas y toucher… Et qu’est-ce que vous voulez que j’y fasse ? Je lui ai parlé, d’ailleurs, pas le choix. Elle était dans mes jambes. J’ai été… très clair. Mais c’est une vieille bourrique ».
Une voix s’élève faiblement : « Je ne pense pas qu’elle soit bien dangereuse… » Georges a l’impression de reconnaître la voix. Celle du curé ? Possible. Probable. Il ne semble pas très à son aise. « Avec le maire, ils sont là depuis des lustres. Presque aussi longtemps que moi, c’est dire ». Le curé a un rire qui s’étouffe dans une brève quinte de toux. « Et ils n’ont jamais rien fait, rien de décisif, j’entends, même à la grande époque ».
– Et l’autre, là ?
– Il commence à me les courir, lance Louis d’un ton menaçant. Il est même allé jusqu’à saccager ma baraque. Un chantier pas possible.
– Il a pu trouver quelque chose.
– Aucun risque. Je ne garde rien chez moi. Mais ça montre le culot du gars.
Presque une note admirative dans la voix de Louis. Les autres approuvent. Georges espère vaguement qu’ils parlent d’oncle Tobie. La suite, malheureusement, ne lui laisse plus de doute sur l’identité du gars culotté.
– Cette histoire de turbine ?
– Je ne sais pas. Ça confirme que le terrain est troué comme un gruyère. Des vieux disent qu’il y aurait des abris antiaériens partout là dessous, et plein d’autres trucs. D’où est-ce qu’il aurait sorti son obus, sinon ? Il a peut-être tout un tas d’armes dans son sous-sol.
– Il bricole quoi au juste ? C’est quoi, son plan ? Il t’a dit quelque chose ?
– Il m’a menacé, rien de précis. Surtout il fouine.
– Ça ne me plaît pas du tout. Ça sent l’enfoiré de journaliste.
– Et ses deux gamins aussi, ils fouinent.
– Il a embarqué ses gamins là-dedans ?
– Il pensait sans doute infiltrer l’Association, mais ce sont des amateurs les petits jeunes. Kevin et Julien les ont un peu secoués, eux et leurs potes – on entend le sourire de Louis. Ils ont mis le bordel dans le local de l’Association : des amateurs… La petite sœur est peut-être plus dangereuse. Je ne sais pas comment, mais elle est allée tout droit à la cabane. Et je pense que c’est cette petite pute qui a lacéré les pneus de ma caisse.
– Faudrait lui faire comprendre… Et au Parisien aussi…
– De la discrétion, surtout, dit soudain une voix, plus mûre. Je ne veux pas voir débarquer ici tout un contingent des RG.
Georges n’entendit pas la dernière phrase. Il retournait précipitamment vers la maison, avec une seule idée en tête : trouver sa fille.
Bien sûr, elle n’était pas à la maison, ni dans le pré avec les autres, ni même dans la grange. Elle était encore partie au village, avec deux gamins de son âge, précisa son frère. Georges l’engueula copieusement sous le regard effaré de ses amis, puis se précipita vers le haut du village. Personne sur la place de la mairie, ni dans le parking à l’arrière, à part deux vigilants voisins, installés au soleil sur un banc, qui contemplaient paisiblement Georges galoper dans les rues avoisinantes en appelant sa fille. Lorsque Georges finit par s’adresser à eux, l’un haussa les épaules d’un air bougon, l’autre, voulant peut-être atténuer la grossièreté de son compagnon, lâcha sur un ton rassurant : « C’est les jeunes, vous savez. La jeunesse… On n’y peut pas grand-chose ». Et comme Georges s’éloignait, il cria à son adresse : « Ça leur passe, vous savez, ça leur passe vite ! »
Georges faisait des cercles concentriques à partir du cœur du village. Très vite, il longea des cours de ferme d’où les chiens se précipitaient à sa rencontre en grognant, séparées par des sortes de terrains vagues parsemés de sacs de sable ou de herses rouillées. C’est sur un de ces terrains qu’il finit par apercevoir Louise, assise en plein soleil sur une roue de tracteur, entourée des deux enfants Martineau. À sa grande surprise, elle se leva dès qu’elle le vit et alla droit vers lui. Elle avait le visage rouge d’être restée au soleil et les sourcils froncés.
– Papa, c’est quoi, une ratonnade ? lui demanda-t-elle.
Des skins, des skins idiots. Voilà tout ce qu’étaient les jeunes de l’Association. Louise et les deux Martineau les avaient entendus dans le verger de Louis. Plus vigilants que les vigilants voisins, ils n’avaient pas arrêté de rôder autour de la ferme, sans rien voir ni entendre jusqu’à aujourd’hui. Cachés dans le fossé séparant le champ du verger, ils avaient assisté à une brève conversation entre trois adolescents, parmi lesquels ils pensaient avoir reconnu la voix de Julien. Ils parlaient avec enthousiasme d’une expédition qu’ils comptaient mener dans la banlieue d’Avallon, une sorte de revanche contre d’autres jeunes qu’ils avaient rencontrés en boîte, et c’est là qu’un des trois avait lâché le mot : ratonnade.
Georges était écœuré, dégoûté tout à coup du village, de tout. Et puis il senti la rage monter.
Il ramena au pas de charge Louise à la maison en abandonnant les deux Martineau en route, avec la promesse solennelle de ne rien raconter à leurs parents. Il fonça dans le pré, rameuta Pierre et ses amis et rassembla tout ce petit monde dans le jardin de derrière. Il les fit pénétrer dans l’abri, et leur montra la trappe cachée sous la baignoire. Ensuite, assis tous ensemble sur le sol en béton, derrière la portée fermée, à la lueur de la torche électrique, ils se mirent à échafauder leur plan.
Ivanne Rialland
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