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Le Jardin de derrière (19) Où cela commence à puer

Ecrit par Ivanne Rialland 13.04.15 dans La Une CED, Ecriture, Ecrits suivis

Le Jardin de derrière (19) Où cela commence à puer

 

Deux jours plus tard, à 7 heures du matin, Louise déboula dans la chambre de son père en criant sur une note aiguë : « Papa, ça pue ! » Le ton était outré. Georges ouvrit péniblement les yeux, se frotta le visage, et fut assailli par l’odeur. Ça puait, pas de doute. Une nouvelle fois, il enfila hâtivement un pantalon et des baskets pour se précipiter vers le bief. Sur le fond recouvert d’une fine couche de vase, les gros poissons noirs se débattaient faiblement dans la lumière du matin. Le bief était à sec. Et sous le soleil déjà chaud, ça puait, ça puait sérieusement. Louise, écœurée, rentra dans la maison, tandis qu’Isabelle, réveillée par l’odeur, apparaissait en haut de l’échelle et arrivait sur le bord du bief, en tongs et tee-shirt XXL. « Waouh, s’exclama-t-elle, chez vous, c’est un peu les portes de l’enfer. Cela dit sans offense ». Georges n’était pas offensé. Il regardait les monstres noirs à l’œil vitreux se décolorer sous le soleil, comme pourrissant à vue d’œil. Les ouïes ne palpitaient plus qu’à peine. L’odeur semblait gagner en puissance de seconde en seconde, répandant une véritable pestilence sur le voisinage. Aucun mécontent ne se manifesta pourtant, pas même Mme Chaussas ou un vigilant voisin.

Par réflexe, malgré l’heure matinale, Georges appela Kevin sur son portable, espérant confusément une explication. Le jeune homme, bien sûr, ne répondit pas et Georges raccrocha sans laisser de message. Il abandonna Isabelle sur le bord du bief en train d’allumer une cigarette, sortie d’il ne savait où, « pour chasser l’odeur », et alla sortir les garçons de la tente. Il leur accorda à peine le temps de s’habiller et leur fit rouler jusqu’au bief le fût qui avait servi d’aquarium provisoire lors du nettoyage du bief, qu’il avait stocké dans la grange. Il retrouva aussi sur une étagère deux masques de peintre, cala sous son bras deux pelles et un râteau, et rejoignit les adolescents. Ils regardaient, atterrés, les poissons puants qui recouvraient le fond du bief. Isabelle, qui avait disparu, revint vêtue d’un treillis et d’un tee-shirt à capuche, un foulard sur la bouche et le nez. Georges tendit les outils aux jeunes, qui les saisirent en faisant la grimace. Noé approcha le fût du bord, Isabelle se mit à ratisser, Pierre et Noé à pelleter, en étouffant à moitié sous leur masque. Georges rentra dans la maison et ils entendirent quelques instants plus tard la voiture démarrer. Ils travaillèrent un moment en silence, puis Tristan lança : « Dites-moi qu’il va chercher une pelleteuse… » Les trois autres lui jetèrent un regard ambigu. « Et si tu allais te chercher une pelle dans la grange ? », suggéra Noé d’un ton neutre. Tristan sembla n’avoir pas entendu et s’appuya au fût d’un air accablé.

Il suffit de quelques minutes à Georges pour arriver à la ferme de Louis. Il se gara de travers dans la cour et bondit hors de la voiture, ignorant le chien qui s’approchait en balançant prudemment la queue. Il se dirigea d’un pas vif vers la ferme, frappa à la porte de la cuisine, jeta un coup d’œil par la fenêtre, réfléchit puis contourna la maison, le chien sur ses talons. Il alla jusqu’au verger, fouillant du regard les alentours et finit par distinguer un bâtiment bas sur la gauche.

Les poules caquetaient doucement tandis que Louis glissait la main dans les nids et posait délicatement les œufs dans un grand panier plat. Bonjour, lança Georges. Louis lui rendit son salut sans s’interrompre. « Vous ne savez pas ce qui m’arrive… » poursuivit Georges. « Ce matin, je me lève, et plus d’eau dans le bief. Juste les poissons ». Son ton était saccadé, avec des pointes vers les aigus. « Les poissons en train de crever, de crever et de puer, mais de puer… Un truc inimaginable. Alors je me suis dit… mon bon voisin Louis, qui est si serviable… je vais aller le voir. Il va m’aider. Sûr. Donnera un coup de main. Prêtera un de ses jolis tracteurs ». Louis, impassible, ramassait ses œufs. Alors, fatalement, Georges s’énerva : « Faites pas l’innocent. Me prenez pas pour un couillon de la ville ! Je sais que c’est vous, vous et toute votre bande. Je ne sais pas comment, mais c’est vous, et c’est sûr, quelqu’un vous a vus, pas possible autrement dans ce sacré village. Ils ne parlent peut-être pas encore, ils ont peut-être la trouille, ou ma tronche leur déplaît encore plus que la vôtre, mais croyez pas que vous allez vous en tirez comme ça. Moi aussi, je peux faire des trucs ». Il agita un doigt menaçant en direction du fermier, qui arrangeait à présent les œufs dans son panier, et glissait vers Georges un œil goguenard. Georges perdit tout sang-froid et se mit à crier des choses incohérentes, où il fut d’abord question confusément de l’obus, puis de la bagarre sur le parking, de Tobie, Georges finissant par s’exclamer, l’air tout à fait égaré, qu’il n’était pas gay, avant de s’en aller, furieux, le chien sur ses talons, pendant que Louis, son panier plein à la main, le regardait pensivement s’éloigner.

Georges reprit sa voiture, pour se rendre tout droit à la maison de Tobie, qui l’écouta avec complaisance. Ce dernier se montra désireux de voir les dégâts, et suivit Georges en voiture jusqu’au bief où les jeunes s’affairaient toujours péniblement, et les regarda travailler pendant de longues minutes avec une mine que Georges ne put s’empêcher de trouver réjouie. Un coup d’œil vers le haut du mur lui assura que Mme Chaussas n’en perdait pas non plus une miette. Les poissons puaient de plus en plus. En soupirant, Georges alla farfouiller dans la grange à la recherche d’un autre outil susceptible de servir à déblayer les poissons.

 

Ivanne Rialland

 


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Rédactrice


Ivanne Rialland est écrivaine et chercheuse. Elle travaille à l'heure actuelle à l'université de Versailles-St Quentin en Yvelines.