Le Jardin de derrière (17) - Où Oncle Tobie fait des siennes
Deux vigilants voisins se grattaient la tête avec perplexité. La porte de la maison de Louis était grande ouverte. Ils étaient venus faire leur ronde autour de la ferme pour surveiller les jeunes qui avaient l’habitude de traîner sur son terrain, mais là, devant ce qu’ils apercevaient à l’intérieur, ils ne savaient pas trop quoi faire. L’un d’eux se décidait à appeler la gendarmerie lorsque Louis survint, s’exclamant du plus loin qu’il les vit : « Qu’est-ce que vous foutez là ? » Louis était devenu, par la force des choses, très tatillon avec la notion de propriété privée. Le premier voisin vigilant rempocha son portable tandis que l’autre levait les mains en signe d’apaisement : « C’est pas nous, Louis. On s’est juste approché pour voir. Parce que c’est pas tes habitudes, de laisser la porte ouverte. Et on a vu. On allait appeler les gendarmes ». Louis fonça vers sa maison, pila net sur le seuil de la porte : « Bon Dieu, qu’est-ce que… » Il hésita. Puis il prit son téléphone, et appela lui-même les gendarmes.
Le brigadier étouffa un juron d’étonnement. Des maisons saccagées, il en avait vu, mais que quelqu’un ose comme ça s’en prendre à la ferme de Louis, il admirait presque le saligaud. Louis avait retrouvé son calme et répondait aux questions du collègue devant la maison, pendant qu’il examinait les lieux avec précaution. La bridage de déminage était en route pour s’occuper de ce fichu obus posé sur la table de la cuisine. Le brigadier prenait des photos, des tas de photos. La vaisselle cassée, la peinture partout sur les meubles, les murs, les graffitis obscènes, les insultes : facho, nazi, etc., et le A de l’anarchie par dessus ça. Les taches sur le tapis, qui s’avèreraient de la pisse de vache, le fumier sur le parquet. Le gars s’était appliqué. Ça avait dû lui prendre une bonne heure, de mettre tout ce bazar. Du sang-froid. Pas mal de haine. Et aussi, un je ne sais quoi d’humour.
Les voisins vigilants s’étaient réunis sur la route, attendant les démineurs. Ils haussaient en rythme les épaules aux questions du capitaine de gendarmerie. Non ils n’avaient rien vu. Pouvaient pas être partout. Et puis la ferme de Louis, qui aurait pensé ? C’était pas le gars qu’on pensait à protéger, pas vrai ? Qui avait fait le coup ? Pas d’idée. Personne du village. Personne n’aurait osé.
Et sans bien savoir pourquoi, tout le monde se mit à penser au Parisien. Partie à cause de l’obus, partie à cause des tunnels, comme si ses buses auréolaient Georges d’une audace un peu absurde, presque légendaire, qui mêlait Robin des bois à Fantastique Maître Renard. Louis, malheureusement, pensait aussi à Georges, pour une raison d’ailleurs plus précise : l’incident de la nuit de la procession. S’il ne parvenait pas une seconde à soupçonner le pathétique oncle Tobie, cible habituelle des gamins du village, son sauveur semblait d’une autre trempe, et un coupable tout trouvé. L’obus était de toute façon une signature, dont Louis appréciait en connaisseur l’élégance martiale. Sa fureur n’en était pas moins grande, mais cela rendait Georges pour le moins digne d’une véritable vengeance, plutôt que de plates représailles.
Ce même jour, Pierre et Louise, accompagnés de Tristan, de Noé, le guitariste, et d’Isabelle, la toute nouvelle chanteuse du groupe, mettaient le pied sur le quai de la gare de Nuits-sous-Ravière. C’était le premier jour des grandes vacances.
Georges qui attendait tout ce petit monde à la gare leva les sourcils à la vue des multiples piercings d’Isabelle, et les fronça lorsqu’il vit les regards admiratifs que Louise jetait sur la très maigre jeune fille. Le guitariste aux cheveux un peu longs, un peu gras, retenus par un bandeau arrêta à peine son attention, qui se reporta sur les sourires en coin de Pierre et Tristan. Soucieux, il fit en silence deux trajets pour amener toute la troupe à la maison, le coffre bourré d’instruments de musique et de matériel de camping. Lors du premier voyage, Noé et Louise restèrent eux aussi silencieux à l’arrière. Louise, qui se plaignit d’abord aigrement d’avoir les amplis dans les jambes et une paire de cymbales dans les côtes, paraissait maintenant bouder, tandis que Noé, sans doute un peu intimidé, regardait tranquillement par la fenêtre. Georges laissa Noé dans le pré avec le matériel de camping, Louise dans la cour avec les instruments de musique, en train de remâcher sa rancœur. En faisant demi-tour avec la voiture, il vit Noé déjà à pied d’œuvre, l’air tout à fait à son affaire au milieu des piquets et des toiles imperméables. Dans le rétroviseur, il aperçut Louise se diriger vers la grange en traînant les pieds. Pierre, au contraire de sa sœur, semblait d’excellente humeur et ne cessa de plaisanter avec Tristan et Isabelle.
À son retour, la tente dans le pré était montée et Louise avait disparu. Noé, lui, était allongé dans l’herbe et regardait les nuages. Lorsque Georges lui demanda où était Louise, il se contenta de rouler sur un coude et de désigner vaguement de l’autre main la direction de l’église. Georges n’insista pas. Louise ne pouvait pas être bien loin. Les quatre autres, après avoir déchargé les instruments dans la grange et posé les affaires de Tristan et Noé sous la tente, s’étaient eux aussi éclipsés. Georges vérifia qu’ils étaient bien hors de vue avant de garer la voiture dans la grange et se glisser derrière l’étagère pour atteindre la porte dérobée.
Pierre, Tristan, Isabelle et Noé arpentaient d’un pas nonchalant les rues du village, heureux du ciel bleu et de l’ouverture de leur session de répétitions. Feignant d’oublier les jours de lycée et leur vie parisienne, ils ne parlaient que de musique, échafaudant des plannings de travail et le programme de leurs futurs concerts. Ils arrivèrent à la place de la mairie et se perchèrent sur la barrière du parking.
À ce moment, Kevin et Julien débouchaient d’une rue de l’autre côté de la place. Ils se dirigèrent vers le parking où la camionnette de Louis était garée. Apercevant les quatre Parisiens, Julien commença à dévier de sa trajectoire. Kevin continua d’abord vers la camionnette, tourna la tête, sembla hésiter, puis allongea le pas pour rattraper Julien. Les quatre adolescents perchés sur leur barrière se turent et les regardèrent approcher. Kevin et Julien se plantèrent devant eux, les pouces glissés dans les poches de leurs jeans. Pierre glissa un « Salut ! » un peu gêné. Les deux villageois restaient silencieux. Kevin poussa un caillou du bout du pied. Julien contractait les mâchoires. Le rouge lui monta aux joues, alors il lança : « Chinetoque ». Les autres le regardèrent, dans l’attente. Rien d’autre ne vint. Isabelle glissa lentement au bas de la barrière, suivie de Tristan, puis des deux autres, et ils firent mine de s’éloigner. Kevin, par une sorte de mouvement réflexe, attrapa le bras de Noé, qui fit volte-face un peu brusquement. Julien fit un pas vers Pierre, Isabelle et Tristan reculèrent, et la bagarre commença. Ce fut sans doute Kevin qui porta le premier coup. Nul cependant n’aurait pu en jurer. Si Kevin et Noé paraissaient de forces à peu près égales, Julien avait mis aussitôt Pierre à terre et le frappait à coups de pied. Isabelle se mit à vociférer et l’attrapa par les cheveux. Elle se prit une claque monumentale, mais laissa le temps à Pierre de s’accrocher à la barrière et de se relever à moitié. Tristan s’était approché, pas tout à fait décidé à sauter à son tour sur Julien, qui lui asséna un bon direct en plein dans la figure, lui éclatant l’arcade sourcilière. Pierre, enfin debout, tenta un coup de pied dans les testicules qui atteignit la rotule de Julien. Julien se rua sur Pierre, Tristan et Isabelle tâchèrent de lui attraper les bras. Kevin, les voyant à trois sur Julien, poussa Noé et accourut à la rescousse en les insultant. Le bruit attira trois autres membres de l’ex-Association, trois frères habitant une maison voisine qui foncèrent sur le parking suivis, deux ou trois minutes plus tard, par deux voisins vigilants. Lorsqu’ils arrivèrent à l’endroit de la bagarre, les quatre Parisiens étaient à terre, roulés en boule, tandis que les autres cavalaient vers les rues adjacentes. Les deux citoyens modèles n’eurent plus qu’à appeler la gendarmerie, qui appela Georges, pour qu’il ramène à la maison les jeunes légèrement amochés. À part Georges, personne n’estima nécessaire de donner suite : pas question d’envenimer les choses pour une bagarre de rien du tout. Que les jeunes se débrouillent entre eux, c’était l’opinion commune. On était prêt à y voir un exutoire salutaire.
Muets comme des huîtres, les jeunes aussitôt rentrés s’enfermèrent dans la grange. Seul Pierre suivit son père jusque dans la cuisine puis la salle de bains, où Georges farfouilla à la recherche d’Arnica et d’eau oxygénée. Profitant de ce qu’il avait le dos tourné, Pierre se lança : « Tu sais… Ils ont dit… Que tu avais de mauvaises fréquentations. Que tu devais faire gaffe ». Georges se retourna tout d’un bloc : « Kevin et Julien ? Ils ont dit quoi ? Les petits… » Il était rouge de colère. « Ils ont dit, poursuivit Pierre en baissant les yeux, que tu étais… que tu étais un sale homo… enfin, le mot, tu sais ». Pour le coup, ce fut la franche surprise que Pierre put lire sur le visage de son père quand il redressa la tête. Celui-ci sembla soudain comprendre quelque chose, sourit : « Ils savent que j’ai donné un coup de main à ce pauvre Tobias. Quand les jeunes se mettent à être cons… » Son sourire disparut quand il pensa à leur menace voilée et qu’il regarda le visage tuméfié que son fils levait vers lui et ses mains écorchées. Il se mit à le tamponner généreusement d’eau oxygénée en soupirant.
Ivanne Rialland
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