Le Jardin de derrière (1)
Où Georges prend un congé
La pièce avait une odeur humide. Devant lui, un couloir s’enfonçait dans la pénombre. Les murs étaient lépreux, le coin cuisine, à sa gauche, marquait son âge. Du bois sombre, des meubles massifs, le carrelage beige piqueté de brun sur les murs, quelques fleurettes décoratives. Il fit un pas de côté, se heurta douloureusement la jambe à la table basse, grimaça, se passa la main sur le front. Il se retourna et sortit de la maison.
Sur le balcon de pierre, les mains agrippées à la rampe de fer, les yeux papillotant dans la fraîche lumière de ce matin de printemps, il regarda le panorama de champs et de bois qui s’offrait à lui de l’autre côté de la route. Sur sa droite, assez loin, en haut d’une colline pierreuse surmontée d’un bois, il distinguait le clocher gris et pointu d’un autre village. Au-delà de la cour bétonnée, au-delà de la route, un pré, son pré, clos d’un muret. A côté, un peu en contrebas, un autre pré, où vagabondaient des poules et des dindes.
– Et des poules ?
Il regarda la cour à ses pieds, la grange à gauche, le pré devant. Des poules. Pourquoi pas des poules. Il hésita un moment à descendre l’escalier qui, du balcon, menait à la cour, renonça et rentra dans la maison. Les fenêtres basses ne laissaient entrer qu’une lumière rasante qui faisaient luire les tommettes comme dans un intérieur hollandais. Sous la fenêtre, à gauche de la porte, un sofa de velours défraîchi prenait des tons somptueux. Le balcon, les tommettes, le sofa, la grange, le pré, et l’inextricable complexité de cette propriété dispersée sur trois niveaux, sur trois parcelles à la sortie de ce village pauvre de Bourgogne, il en avait été séduit, enthousiasmé même. Il l’avait achetée avec sa prime de licenciement et y avait vu la promesse d’une nouvelle vie.
Sa femme l’avait laissé faire. Son travail de rédactrice en chef lui permettait de subvenir à leurs besoins et à ceux de leurs deux enfants. Elle pensait, comme lui, qu’il serait difficile de retrouver rapidement un poste d’ingénieur équivalent à celui qu’il venait de perdre dans une usine de pièces détachées pour l’industrie automobile, et ses convictions écologiques ne lui faisaient pas voir d’un mauvais œil un changement de carrière. Hélène était même prête à envisager de s’installer à la campagne et rêvait de temps à autre de télétravail et de réveil au chant du coq. Leurs deux enfants de 15 et 13 ans considéraient avec effroi ce déménagement et avaient résolu temporairement le problème en le classant dans la catégorie des lubies parentales, espérant un prompt retour à la raison que manifesteraient la consultation d’un psy et un tour à Pôle emploi. L’aîné, Pierre, avait quand même vu un bénéfice à tirer de la tribulation paternelle : la grange ferait un lieu idéal de répétition pour son groupe. Il viendrait donc dès le week-end suivant inspecter les lieux. Sa sœur, Louise, jalouse de défendre son territoire, l’accompagnerait.
En attendant, en ce samedi de printemps, alors que sa femme corrigeait des épreuves urgentes et que ses enfants étaient à l’école, Georges se tenait au milieu du salon-salle à manger-cuisine, le dos à la porte, et regardait d’un air morne la peinture craquelée et la porte de guingois qui donnait sur le couloir sombre. Toute la maison était humide. Les ouvertures étaient étroites, et l’arrière était dans l’ombre d’un haut mur délimitant le jardin voisin, dont les massifs poussaient à peu près au niveau du toit. Il avait aimé cette région accidentée où les maisons s’étageaient les unes au-dessus des autres, ou s’engloutissaient dans une brusque dénivellation. Mais le jardin de derrière, coincé entre la façade et ce mur, ne verrait jamais le soleil. Georges se tenait à présent au milieu de ce prétendu jardin presque entièrement bétonné, à l’exception d’un espace assez mesquin délimité par un muret de béton rose incrusté de galets où poussait, collé à la fenêtre de la chambre parentale, un arbuste touffu aux feuilles sombres veinées de blanc, qui donnait à l’ensemble un air encore plus maladif.
En plus du pré, de la cour de devant, étendue bétonnée que rien ne séparait de la route, du jardin de derrière, la propriété comprenait encore, sur le devant, une grange accotée à la maison, par derrière une sorte de maisonnette en béton qui avait dû faire office de salle de bain : face au mur soutenant le jardin du voisin, elle formait le troisième côté du jardin, le quatrième donnant accès, par une échelle, au bief du haut et à son moulin, le bief du bas s’étendant de l’autre côté de la route, en contrebas du pré, flanqué lui aussi de son moulin, ou plutôt de sa ruine de moulin.
Le moulin du haut était au bord de la route du haut, de l’autre côté de laquelle se dressait l’église classée et le vieux cimetière, accrochés à la pente devenue à cet endroit fort raide et se couvrant de forêt.
Georges entra dans la maisonnette. Le nom convenait mal : un appentis ? Ça ressemblait plutôt à une cave posée à la surface du sol. D’ailleurs, si on prenait pour repère le niveau du jardin d’à côté et du bief, c’était bien une cave, et même profondément enterrée – ou déterrée, puisqu’elle était là, dans son jardin. L’intérieur : un cube en béton. Au mur, un vaste évier carré, divisé en deux, qui ressemblait à ceux des écoles primaires. Collée à l’autre mur, une baignoire émaillée, aux pieds en pattes de lion. Pas d’arrivée d’eau, pas de robinet, mais un vieux seau en fer, sous le lavabo. Dedans, une tapette à souris. Georges s’étonnait. L’ancien propriétaire avait dû renoncer à finir cette salle de bain, drôlement placée à l’extérieur de la maison. C’était vrai que l’autre était exiguë, mal pratique, composée en tout et pour tout d’un lavabo et d’une étroite cabine de douche.
Il gravit l’échelle jusqu’au bief. Son pourtour était bétonné, ne laissant subsister qu’une maigre bande d’herbe au pied du muret qui délimitait la parcelle. L’eau était d’un marron sombre presque brun. Elle sentait très fortement la vase. Georges s’approcha, plongea les yeux dans l’eau. Quelques plantes flottaient à la surface. Une libellule passa. Une forme noire glissa sous l’eau. Un moment, Georges, dégoûté, crut que c’était un rat et se recula. S’avançant à nouveau, il vit la nageoire surmontant le dos luisant et, au bout d’un temps, distingua plusieurs de ces gros poissons noirs se croisant et se recroisant dans l’eau vaseuse. Il ne connaissait rien aux poissons mais il ne pouvait imaginer ceux-là qu’impropres à la consommation – vénéneux, comme les champignons. Charognards. Nuisibles comme des rats – des poissons rats, dont ils avaient l’agilité furtive. Il descendit par l’échelle, traversa la maison, dégringola l’escalier jusqu’à la cour, traversa la route, se retrouva dans son pré.
Dans le pré en contrebas, le voisin jetait du maïs à ses poules. Georges le héla :
– Eh, voisin, c’est facile, les poules ?
Le voisin leva la tête, le jaugea du regard, s’approcha du muret, posa les mains sur ses hanches : « Vous êtes le Parisien ? »
– C’est ça. Bonjour.
– Bonjour.
– Alors les poules ? C’est facile à élever ?
– Ça dépend.
– Ça dépend de quoi ?
– De vous.
Ravi de sa plaisanterie, le voisin eut un rire bref, et retourna à ses poules. Georges le regarda faire. Il faudrait construire un poulailler. Pour le coup, ça n’avait pas l’air difficile. Ensuite, il faudrait bien choisir les poules. Le voisin l’aiderait, Georges n’en doutait pas et, plein d’optimisme, il sortit du pré, traversa la route, traversa la cour, gravit l’escalier, traversa la maison, et se retrouva dans le jardin de derrière. En haut du mur, un arrosoir à la main, la voisine qui se penchait par dessus le rebord l’aperçut et se recula précipitamment.
Ivanne Rialland
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