Le Jardin d’Abdul Gasazi, Chris Van Allsburg (par Yasmina Mahdi)
Le Jardin d’Abdul Gasazi, Chris Van Allsburg, éditions d’Eux, décembre 2020, trad. Christian Duchesne, 28 pages, 17,50 €
L’Enchantement
Le Jardin d’Abdul Gasazi, superbe album cadeau, doté d’un ruban doré qui le ferme comme un présent, a été écrit et illustré par l’un des plus grands créateurs de livres-jeunesse, Chris Van Allsburg. Né en 1949 dans le Michigan, vivant à Boston, l’illustrateur américain a été récompensé trois fois par le prix Caldecott. Le titre, Le Jardin d’Abdul Gasazi, est d’emblée mystérieux, pouvant préfigurer un épisode des Mille et une nuits. Abdul, prénom très populaire d’origine arabe, signifie « le serviteur », un être à multiples facettes, pouvant exercer des professions commerciales, diplomatiques, artistiques. Souvenons-nous aussi que le jardin, qui comprend à la fois la notion d’aménagement durable ou saisonnier, est un terrain clos et limité où y sont cultivés des végétaux. Seul, le jardin japonais est entièrement minéral.
L’ouvrage en broché, dont les pages de garde sont tapissées d’un papier délicatement fleuri vieil or au format de 30 cm x 28 cm, s’approche de la figure parfaite, presque carrée. Chris Van Allsburg renoue avec une tradition d’excellence, dans la lignée des artistes britanniques dont Arthur Rackham (1867-1939), « L’enchanteur bien-aimé », et surtout de Sir John Tenniel (1820-1914). En effet, ce récit magique, au texte bien tourné, dont la première lettre de chaque page est une initiale enluminée, est fortement rattaché à l’univers onirique des contes, du fabuleux auquel les enfants croient, fabuleux capable de tout transformer, de défier le réel, le quotidien, car sans frontière, uniquement objet secret de l’imaginaire. L’aventure va donc commencer grâce au chien Fritz, un Bull terrier facétieux, à tête ovoïde et à l’œil taché de noir, promené par un petit garçon. Ce turbulent Canis lupus familiaris va entraîner le garçonnet, Alan, dans une dimension étrange, un monde inattendu où il est interdit aux chiens de pénétrer.
Alan, à l’habillement proche de celui d’un petit Gavroche, pantalon large et casquette, adore Fritz, le chien de mademoiselle Hester, vêtue comme une dame de la peinture de Manet – corsage rayé ou fleuri, jupe longue recouvrant les chaussures, ne sortant pas sans un chapeau. Un cadrage identique agrémente chaque illustration. La mine de plomb, le graphite, si difficiles à l’emploi car toute maladresse s’y décèle, est ici l’outil de prédilection. Les ombres portées jouent délicatement avec les reliefs, les perspectives. Les masses sont traitées en détail pour les plantes par exemple, et les percées du ciel présentent de légers coups de crayon, technique qui n’est pas sans évoquer le pointillisme de Seurat. Le génie de Chris Van Allsburg réside dans sa grammaire du dessin, qui découpe nettement chaque partie de l’espace, chaque personnage en pied. Les plans se fondent harmonieusement dans l’ensemble, traités à égalité, et les éléments se détachent dans une plasticité fluide. Les herbes, les corolles des fleurs, naturelles ou artificielles, jouxtent des damiers, s’immiscent sur le sol, le tapissent, ce qui adoucit les structures géométriques des édifices, des portes et des fenêtres. Les vues à 45 degrés des plans frontaux de l’extérieur sont souvent encadrés d’arbres feuillus, de massifs. Les intérieurs sont confortables, bien décorés.
Comme l’Alice de Lewis Carroll, Alan va pénétrer dans un jardin inconnu, entourant une habitation gigantesque, occupée par un personnage fantasque à l’air d’un riche pacha oriental. La maison américaine, avec véranda, terrasse, colonnes de bois et balustrade blanche s’oppose à la villa luxueuse du magicien, aussi énigmatique que le château de l’ogre. Une lumière étale nimbe l’atmosphère, identique à celle des peintures d’Edward Hopper, en matifie le rendu, lui confère une certaine étrangeté, qui relève de l’irréel, de l’extraordinaire. Les êtres sont également solitaires, confrontés les uns aux autres dans leurs différences, d’âge, de taille, de statut.
Les enfants, dès 5 ans, pourront admirer cette publication de qualité, découvrir que le dessin est un art autonome, qui comprend des rythmes, des nuances, des volumes, et bien des expressions. À ce propos, citons Alfred Kubin (1877-1959) : « cet art (…) symbolique [est] un assemblage de lignes aussi rigoureux qu’un système économique ». Dans Le Jardin d’Abdul Gasazi, le trait, le modelé, les nuances sombres ou plus claires forment le style de Chris Van Allsburg.
Yasmina Mahdi
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