Le Guide et la Danseuse, R. K. Narayan
Le Guide et la Danseuse, septembre 2015, trad. de l’anglais (Inde) par Anne-Cécile Padoux, 268 pages, 9,95 €
Ecrivain(s): R. K. Narayan Edition: Zulma
C’est une belle initiative des Editions Zulma que la réédition de ce roman de 1958 de l’auteur de l’ouvrage Dans la chambre obscure, présenté en août 2014 dans les chroniques de La Cause Littéraire.
Le Guide et la Danseuse est construit sur l’alternance de deux voix, celle du personnage principal, Raju, qui raconte à la première personne certaines périodes de sa vie, et celle d’un narrateur extradiégétique omniscient, qui « voit » évoluer Raju dans d’autres tranches de son existence.
Car Raju vivra plusieurs vies entre sa naissance et sa mort.
Sous ces deux points de vue alternés, se reconstitue pour le lecteur, en un récit non linéaire où les temps de l’histoire s’entremêlent de manière anachronique, le destin singulier de Raju, fils d’un pauvre commerçant rural dont les affaires se mettent soudain à prospérer lorsque la modernité débarque au village (l’action se passe, comme dans la plupart des romans de Narayan, dans le petit bourg imaginaire de Malgudi) avec l’arrivée d’une voie ferrée et la construction d’une gare.
Raju se trouve alors, par le contact quotidien avec des étrangers et par le canal des journaux et des livres qui côtoient puis qui remplacent dans la boutique paternelle les produits de première nécessité, en relation avec le monde. Préférant s’instruire ainsi de bric et de broc et échanger avec les étrangers qui font courte halte à la gare, il déserte l’école.
Je me rappelle qu’à l’époque où je tenais la boutique de la gare je lisais souvent des choses intéressantes tout en vendant des miches de pain et de l’eau gazeuse…
S’aventurent bientôt dans la région les premiers touristes… Raju s’improvise guide, sans rien connaître, dans les premiers temps, du patrimoine touristique local. A la longue, il devient néanmoins le guide officiel du coin, et en conçoit un grand orgueil.
Peu à peu, on ne me connut plus que sous le nom de Raju-du-chemin-de-fer. De parfaits étrangers […] commencèrent à me réclamer dès que leur train les avait déposés à la gare…
Un jour débarque un couple peu ordinaire, Marco et sa belle épouse Rosie. Marco, passionné par les peintures et sculptures murales des grottes du pays, embauche Raju, qui découvre bientôt le talent d’ancienne danseuse de Rosie.
Raju séduit Rosie, qui quitte son mari pour devenir la maîtresse du « guide ». Raju pousse Rosie à reprendre la danse sous le nom de Nalini, se fait son impresario, et c’est le succès, la belle vie, le luxe, le lucre.
Raju se convainc que cette réussite fulgurante est son œuvre, et que Nalini est sa création, voire sa créature. Revêtu de ce nouvel habit de guide, il en conçoit un grand orgueil, devient un personnage hautain et méprisant avec ceux qui gravitent autour de lui, attirés par l’aura du couple comme des papillons de nuit par la lumière.
Jusqu’au jour où tout s’écroule et où Raju est jeté en prison. La chute est brutale…
Abandonné de tous, méprisé par Nalini, rejeté par sa famille, après un très bref moment de désespoir, il se montre tellement serviable, voire servile, dans sa prison qu’il se rend rapidement incontournable, indispensable à tous, aux prisonniers, aux gardiens… et au directeur qui fait de lui son homme de confiance.
Je me rendais utile, ce qui m’attirait ses bonnes grâces. Il lui suffisait de faire un signe de tête pour que je devine ce qu’il désirait. Il n’avait qu’à hésiter une seconde sur son chemin pour que je comprenne qu’il voulait que j’écarte un caillou…
Raju, redevenu « quelqu’un », se voit à nouveau en uniforme de « guide », et en conçoit un grand orgueil.
Mais hélas, n’étant condamné qu’à deux ans de geôle, il lui faut un jour sortir de ce cocon… Obligé de quitter ce lieu clos psychologiquement confortable où il s’était refait des amis et un statut, Raju, après avoir marché au hasard dans la campagne, s’assoit sur le parvis d’un sanctuaire désaffecté. Un paysan s’approche, un certain Velan.
Raju fut heureux de l’intrusion – c’était une diversion dans la solitude où il se trouvait. L’homme se tenait devant lui et le dévisageait respectueusement.
C’est par cette rencontre, qui constitue l’introït du livre, que commence ce qui sera, en fragments intermittents à la 3e personne, le roman dans le roman. Raju change à nouveau de personnage, sans l’avoir cherché, mais sans avoir la volonté de s’y refuser, et devient, en quelques années, le swami le plus écouté, le plus visité, le plus honoré, le plus célèbre de la région, au point qu’il finit par être contraint de ne plus pouvoir se défaire de son énième personnage de « guide », qu’il en conçoit un grand orgueil, et qu’il se transfigure en véritable saint… et la farce se terminera tragiquement.
Le génie du roman tient dans le cours de ce destin singulier, fait d’ascensions et de chutes, d’incarnations, de morts-renaissances, de « grandeurs et décadences », comme une sorte de condensé, en l’unique vie d’un seul individu, des cycles successifs d’un samsara.
A l’occasion de ces parcours qui se déroulent dans des strates sociales différentes, dans chacune desquelles Raju reçoit ou se donne un statut de « guide », Narayan met en lumière diverses facettes de la société indienne, dénonce l’hypocrisie des relations interstatutaires, le système des castes et des clans, le jeu social implacable des ambitions individuelles, l’illusion de la réussite, la cupidité qui peut pousser à l’illégalité, le charlatanisme des gourous et l’exploitation de la crédulité des masses…
Tout cela cependant est conté sans violence, sans « sensationnalisme », dans une tonalité douce-amère. C’est savoureux. C’est Narayan !
Patryck Froissart
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