Le Guérisseur de Cathédrales suivi de Nick et le Glimmung, Philip K. Dick
Le Guérisseur de Cathédrales suivi de Nick et le Glimmung, septembre 2015, trad. de l’anglais (USA) par Marcel Thaon et Mona de Pracontal, 314 pages, 6 €
Ecrivain(s): Philip K. Dick Edition: J'ai lu (Flammarion)
Avant toute chose, louons les éditions J’Ai Lu, qui ont l’excellente idée de rééditer du Philip K. Dick sans l’infâmant « SF » en couverture. Certes, nous sommes des centaines de milliers à être fiers de notre goût immodéré pour la science-fiction, mais on a parfois l’impression que les maisons d’édition marquent les romans d’un clair « SF » au cas où les amateurs du genre formeraient juste une secte de lecteurs bornés et dépourvus de tout goût puisant indifféremment dans les collections à dos gris métallisé… Blague à part, pour qui tient Des Fleurs pour Algernon pour un grand roman sur l’âme humaine ; Un Jeu Dangereux pour un roman d’amour d’un tragique fini ; Le Fils de l’Homme pour un pur roman lautréamontesque ; pour qui, en bref, ne voit guère de solution de continuité entre les divers genres compris dans sa bibliothèque, cette (sous-)classification est parfois difficile à supporter… Donc, gloire à J’Ai Lu pour l’entrée en « vraie » littérature de Philip K. Dick !
Et tant pis si ce n’est pas par son plus grand roman, celui qu’on ferait lire à tous ceux qui prétendent ne pas aimer la SF – parce que nombre des traits caractéristiques du genre s’y retrouvent quasi à dose caricaturale. En 2046, la Terre est surpeuplée, et la plus grave pénurie est celle de travail ; tout le monde peut survivre, mais travailler plus de quelques heures par semaine relève du luxe. Ainsi en va-t-il pour Joe Fernwright, céramiste de son état et désormais inemployé : « Son père avait été restaurateur de céramiques avant lui. Si bien que lui aussi les réparait – toutes, de la terre cuite à la porcelaine fine. Ces artefacts réchappés du passé, d’un temps d’avant-guerre où tout n’était pas encore en plastique, quelle merveille ! Chacune devenait objet d’amour, souvenir inoubliable : sa forme, sa texture, son éclat demeuraient en lui à jamais ». Là se trouve la clé du talent, mais aussi de la personnalité de Joe Fernwright, récemment séparé de sa femme-dragon (c’est une image : ceci n’est pas de la fantasy de bas étage) : c’est un sentimental, un passionné. Aussi, quand il reçoit une offre de travail quasi inespérée, est-il aussi surpris qu’intrigué – d’autant plus lorsqu’il s’aperçoit que cette offre émane d’une entité extraterrestre, le Glimmung (un « être immense, indistinct »), et qu’il est convié à se rendre sur Sirius V, aussi connue sous le nom de Planète du Laboureur. Sa mission ? Avec nombre de créatures provenant de tout l’univers connu, chacune spécialisée dans un art particulier, renflouer et remettre en état une cathédrale engloutie depuis des millénaires. Tout semble aller pour le mieux, à ceci près que, arrivé sur place, Fernwright entre en possession d’un livre prédisant l’avenir, en perpétuelle rédaction, les Kalendes ; c’est là que les choses se compliquent…
Si ce roman n’est pas le meilleur dans l’œuvre de Philip K. Dick, c’est néanmoins un très bon roman de science-fiction, offrant entre autres des visions d’avenir lumineuses. Ainsi, en 1969, Dick imagine qu’en 2046, on pourra se diriger vers un « vidéophone pour composer le numéro de l’encyclopédie » et demander le « renseignement » désiré, cela dans une société caractérisée par le non-emploi et la surpopulation – si les deux derniers points ne relèvent pas encore du réel, admettons qu’intuitivement, Dick évoque Internet. Par ailleurs, et comme d’habitude chez Dick, la trame narrative, aussi simple et clichée peut-elle sembler au non-amateur, est l’occasion de faire sortir la science-fiction de ses gonds, en évoquant au passage Kant (« Tout dépend si vous acceptez comme Kant que les phénomènes soient dissociés du Ding an sich, de la Chose en Soi, concept comparable à celui de la monade insécable de Leibniz… » – juste pour donner le ton, montrer ce que Dick est capable de glisser dans une conversation entre un humain et une entité extraterrestre), Jung, Brecht, Yeats, la musique classique (et une critique des médias au passage) et Faust, dans la version de Goethe, pour identifier l’attitude du Glimmung à un archétype bien humain. Tant qu’à faire, Dick écrit une histoire d’amour entre les lignes (entre Fernwright et une humanoïde du nom de Mali), évoque le désir de fusionner en une intelligence englobante et conclut sur une note d’un mélancolique à donner l’impression que c’est Arvo Pärt qui a écrit La Macarena. Mais tout cela est normal : nous sommes dans un roman de Philip K. Dick.
A celui-ci, les éditions J’Ai Lu ont eu la bonne idée d’adjoindre Nick et le Glimmung, roman devenu rare publié de façon posthume en 1988, soit vingt-deux ans après sa rédaction. Là, on touche à un aspect méconnu de l’œuvre de Dick, car on a quasi affaire à un roman destiné à la jeunesse. A vrai dire, si le début rappelle Le Guérisseur de Cathédrale (une Terre surpeuplée où les emplois sont rares), on vogue très rapidement vers le roman d’apprentissage, qui voit le petit Nick devenir à lui seul ou presque le sauveur des humains (et d’autres espèces) sur Sirius V. A vrai dire, si ce roman n’était pas signé Dick, on le cantonnerait volontiers à la première collection où il a été publié en français, en 1989 : Folio Junior. Son intérêt paradoxal, et c’est là la bonne idée de J’Ai Lu, réside dans le fait qu’il contient divers éléments narratifs qui prendront dans Le Guérisseur de Cathédrales une tout autre ampleur, voire signification : que Dick ait laissé Nick et le Glimmung inédit montre sa capacité à juger de la qualité de son propre travail, quitte à le reprendre, quasi le détruire, et en peaufiner la transformation. Le résultat, pour tout amateur de science-fiction de qualité, s’intitule Le Guérisseur de Cathédrales, et a parfois des profondeurs, sans mauvais jeu de mots, qu’on voudrait voir atteindre à la littérature générale…
Didier Smal
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