Le griot de l'émir, Beyrouk
Le griot de l’émir, Editions Elyzad (Tunis), mars 2013, 167 pages, 16,90 €
Ecrivain(s): Beyrouk
Le Silence de la mer de Vercors. Une famille française, pendant l’Occupation, est obligée de loger un officier allemand. Celui-ci impose sa présence quotidienne dans le séjour, parle à ses « hôtes » qui lui opposent un mutisme obstiné. Un soir, l’Allemand se met devant les rayons de la bibliothèque. « Toute cette maison a une âme », observe-t-il. Il caresse les reliures. Balzac, Baudelaire, Chateaubriand, Corneille, Descartes… Il s’exclame : « Quel appel ! ». Le lecteur s’arrête un instant, perplexe : on a quand même voulu assujettir une maison pourvue d’une telle « âme », pour reprendre le mot de l’intrus lui-même… Il aurait fallu que, par extraordinaire, le feu permanent que constituent tous ces noms dans la bibliothèque n’éclaire ou ne chauffe plus du tout pour que fût réellement envisageable le succès d’une telle entreprise… Non ?
C’est d’un refus de la même sorte que traite Le griot de l’émir du Mauritanien Beyrouk. Dans un Sahara des temps anciens, un griot, héritier d’une vieille et exceptionnelle tradition artistique, est pour ainsi dire empêché par la qualité et la richesse culturelle dont il émane de se résigner à l’humiliation de la défaite.
« Ma famille portait la voix et le luth et la harpe de la tribu. Nous étions les griots des plus grands. Nous avions inventé une musique à nous, imprégnée du désert et de la savane, et aussi des plus lointaines contrées, de Djenné, de Tombouctou, de Fass, de Mouknass et même d’El Andalouss, nous avions donc tout conquis, et nous avions mêlé à tous ces apports le génie de notre Sahara et nous avions, en un siècle, créé le plus bel ouvrage qui soit, orné de nos fiertés et de nos ambitions et des sons et des bruits de nos regs, de nos dunes et de nos campements, un ouvrage d’orfèvre bien caché aux âmes simples ou frivoles, enfermé dans une tour dont les clefs sont ensevelies dans les cœurs des meilleurs ».
La tribu légendaire à laquelle il appartient a été vaincue ; ses survivants sont éparpillés. Les nobles descendants de ses sultans se font chameliers. Règne désormais l’émir Ahmed, un homme brutal, sans scrupules. Errant d’un campement à un autre et mendiant de quoi vivre, le griot (qui est le narrateur) refuse malgré tout l’offre gratifiante d’être au service de l’émir. Tout son art célèbre sans cesse le monde défunt.
« Comment un griot des Oulad Mabrouk saurait-il chanter un règne construit au-dessus de leur défaite ? Comment apprendrais-je à magnifier un pouvoir bâti sur les ruines de nos œuvres ? ».
La mort de la belle Khadija, son amie et protectrice – mort causée par un affront de l’émir –, le décide à s’exiler loin, bien loin, à Tombouctou, cité du savoir. Il y trouve l’amitié, de la reconnaissance pour son art et l’amour. Mais pas la paix de l’âme.
« … la nuit, je me réveillais essoufflé et tout tremblant, parce qu’une voix me disait que j’étais mort, que j’avais suivi le destin de la déchéance, que j’allais laisser s’éteindre l’art de mes pères et l’odyssée de mes maîtres… ».
Que peut l’art ? Tout, puisque par nature il nous enjoint la transcendance. Le griot doit obtempérer. Il retraversera la mer de sable en sens inverse, et son luth, et sa voix et ses poèmes réveilleront l’âme assoupie des siens.
Le roman de Beyrouk est d’une intemporalité délicieuse. Lyrique sans jamais cesser d’être « réaliste », tissé de dialogues qui sont toujours des échanges de pensées et de sentiments élevés et nobles, Le griot de l’émir redit, au fil d’une écriture raffinée, que l’art est injonction à la liberté.
Théo Ananissoh
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