Le grand sommeil (The Big Sleep), Raymond Chandler (par Léon-Marc Levy)
Le grand sommeil (The Big Sleep), Raymond Chandler, Folio Policier, 1998, trad. américain, Boris Vian, 332 pages
Edition: Folio (Gallimard)
Le grand sommeil est un des moments fondateurs d’un genre qui va engendrer un véritable espace littéraire, peuplé de milliers, de dizaines de milliers d’ouvrages, plus ou moins grands, plus ou moins nuls, mais dont la paternité peut toujours – peu ou prou – revenir à Raymond Chandler. Ici, dans cet ouvrage, sont bâtis les piliers de la cathédrale du roman noir, tous ses codes, ses figures, son univers, ses passions vénéneuses. Philip Marlowe, le détective privé pour l’éternité, est le géniteur d’un monde qu’il met à nu, celui du Los Angeles des années 40, peuplé par ses stars de cinéma, ses gangsters et ses milliardaires, sa faune humaine sulfureuse, métaphore urbaine d’une Amérique éternellement scandée par le rêve et le cauchemar. Seul Dashiell Hammett peut prétendre à être l’autre grand bâtisseur de cathédrale.
Marlowe, en spéléologue urbain, creuse de plus en plus loin dans ce monde sinistre pour découvrir qui fait chanter un de ses clients et ce qu’il découvre n’est pas reluisant. Pas seulement à cause des activités illégales qu’il découvre à tous les niveaux de la société, mais plus encore par la couverture de respectabilité dont les pires salauds se parent. Le roman implique de hauts responsables publics et les organisations de la pègre de L.A., y compris les riches hommes d’affaires, la police et les journaux, qui ont non seulement fermé les yeux sur la corruption, mais en sont devenus des participants actifs. En l’absence de dirigeants honnêtes, la corruption est devenue si enracinée qu’elle fonctionne à la vue de tous, avec des activités criminelles à peine dissimulées. À travers les investigations de Marlowe, The Big Sleep cherche à illustrer l’étendue de la décadence morale dans la vie américaine moderne comme le produit d’un manque de responsabilité personnelle et d’intégrité. Marlowe note à plusieurs reprises que même ceux qui sont au sommet de la société sont impliqués dans les enfers sombres de la ville. Non seulement la richesse n’est pas la respectabilité, mais elle est son contraire.
La fondation du roman noir avons-nous dit, avec ses quatre piliers incontournables : le détective privé, machiste et naïf, les femmes fatales, vénéneuses et dépravées, les mafieux sans loi ni pitié, la ville, corrompue et fascinante. On sait la suite de ce carré fondateur : le roman et le cinéma s’en sont emparé avec des chefs-d’œuvre comme The Big Sleep d’Howard Hawks ou The Maltese Falcon de John Huston. On doit y ajouter un autre joyau : Chinatown de Roman Polanski qui est imprégné de l’univers de Chandler jusqu’au moindre détail.
Philip Marlowe est non seulement le prototype du détective privé, il est aussi celui du héros d’une époque : machiste, frimeur, grande gueule. Son rapport aux femmes est frappé au coin de la domination, de la consommation sexuelle dès le premier abord :
Elle se leva lentement, et s’approcha en ondulant dans sa robe noire collante de tissu mat. Elle avait de longues cuisses, et elle marchait avec un certain petit air que j’avais rarement remarqué chez les libraires. Elle était blond cendré, les yeux gris, les cils faits, et ses cheveux en vagues arrondies découvraient des oreilles où brillaient de gros boutons de jais. Ses ongles étaient argentés. Malgré son attirail, elle devait être beaucoup mieux sur le dos. Elle s’approcha de moi en déployant un sex-appeal capable d’obliger un homme d’affaires à restituer son déjeuner, et, secouant sa tête, remit en place une boucle de cheveux doux et brillants… pas très dérangée d’ailleurs.
Mais, derrière la façade convenue, Marlowe cache failles et vertus. Sa proximité parfois sulfureuse avec le crime n’entache en rien ses valeurs morales et son regard critique sur la société américaine qui fabrique à tour de bras des riches dont le pouvoir de nuisance ne connaît guère de limites, pas même souvent celles de la loi qui réserve ses rigueurs aux faibles.
Etant un flic je préfère que la loi triomphe. J’aimerais voir de belles canailles bien habillées comme Eddie Mars s’abîmer les ongles dans des carrières de cailloux à Folsom, côte à côte avec de petits minables des faubourgs sous-alimentés qui se sont fait pincer à leur premier casse et n’ont jamais eu de chance depuis. C’est ça que je voudrais. Vous et moi, nous avons vécu assez longtemps pour savoir que jamais je ne verrai ce jour-là. Ni dans cette ville, ni dans une ville moitié moins grande, ni dans le moindre recoin des florissants, vastes et verdoyants Etats-Unis d’Amérique. Nous ne dirigeons pas notre pays de cette façon-là.
La dualité vice/vertu structure largement l’univers du Grand Sommeil, jusqu’à se glisser dans la matière énonciative même. Les tableaux en ombre et lumière, en noir et blanc scandent la narration de manière itérative.
C’est ce qu’illustre la première rencontre de Marlowe avec Mme Regan, la belle-fille de son riche client. Chandler écrit : « Les rideaux étaient couverts de lourds plis d’ivoire à côté de ses pieds » alors qu’elle « regardait par la fenêtre, vers les contreforts sombres et tranquilles ». Mme Regan semble physiquement éloignée des sombres champs pétrolifères qui se trouvent en contrebas alors qu’elle est assise dans son salon « ivoire ». Ce symbolisme initial d’un personnage corrompu dans un environnement pur et vierge, loin de la saleté en-dessous, jette les bases de révélations ultérieures sur le caractère de Mme Regan, à savoir qu’elle boit trop, joue l’argent des autres, et a même couvert le meurtre de son mari Rusty.
Marlowe, le « héros », est un loser, un minable qui ne peut que servir les intérêts de ceux qui le paient, ici le colonel Sternwood. Mais il est un regard qui met à jour les ressorts de la corruption. Le grand sommeil présente une vision noire d’une société américaine tombant toujours plus profondément dans la décadence morale, et Chandler pointe surtout les responsabilités de ceux qui sont en théorie chargés de préserver les valeurs. La société s’est égarée en raison du défaut généralisé d’application de la loi, dans les familles, la presse, la police et, par extension, dans l’état (californien, fédéral). Tout le monde a les mains sales.
Le regard de Philip Marlowe, perçant et impuissant, est figé à jamais dans la figure littéraire du privé, le loser magnifique. C’est Roman Polanski qui en a réussi la plus belle représentation cinématographique dans Chinatown : un Jake Gittes (Jack Nicholson) dévasté, qui ne peut rien pour empêcher le cauchemar final.
Léon-Marc Levy
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