Le Grand Chosier, Laurent Albarracin
Ecrit par Philippe Leuckx 22.01.18 dans La Une Livres, Les Livres, Critiques, Poésie
Le Grand Chosier, Le Corridor bleu, 2015, 184 pages, 18 €
Ecrivain(s): Laurent Albarracin
Ce quatorzième livre de poèmes du poète né en 1970 répond sans doute au vœu de faire de la poésie le nœud de recherches formelles, dans le grand souci d’une langue inventive, ici, prise littéralement de folie lexicale, tant la langue d’Albarracin se donne toujours prête à se mordre la queue, à se dérouler en matrice permanente, jouant le jeu de s’autoproduire à satiété :
Un caillou est chauve de tout. Comme peaufiné par rien. Il fait un trou dans l’eau de l’air.
…
Un caillou est comme un trou mais un trou fait de matière, une légère béance comblée de pierre… (p.31).
L’humour, normal pour ce continuateur de l’Oulipo, dont les exercices de style fusent ici à tout vent, produit un exemple notoire avec Le Poirier (p.13) :
Le poirier est un bel arbre. On dira d’ailleurs facilement d’un poirier que c’est un beau poirier, de même qu’à l’aperçu d’un cheval on s’exclame souvent et un peu vite que voilà un beau cheval…
Du « grappin d’abordage » (comment aborder le mot)… il grappille mille et une idées de poème. Et le lecteur, aussi, on lui met le « grappin » dessus jusqu’à plus soif.
Au fond, Albarracin fait son Ponge, et son « parti pris des choses » devient Le Grand Chosier : la matrice a fait son office et nous voilà partis tous d’un mot à l’autre, d’un objet à l’autre, d’une « leçon de description de chose » à l’autre.
L’humour de prendre la langue à rebrousse-poil donne des morceaux de bravoure, telle « la semoule » (p.22) :
La semoule est déliée, quoi qu’on en dise. Elle pédale avec élégance, étant une sorte de moulin réduit à sa pierre réduite à son grain…
Le lecteur se dit souvent aussi : ce type a un grain, pas possible de nous prendre ainsi durant 180 pages dans les rets de son écriture à rallonge, à effet « maraboutdeficelle », etc.
Les tiroirs vont assez bien à ce poète formaliste qui s’en donne à vers joie pour nous concocter un ensemble de répertoires pongiens qui mêlent « botte en caoutchouc », « oignon » et autre « fontaine ».
Parfois, les métaphores sont cocasses inventions (« le citron trempe un archet dans le sang du violon »).
Parfois, ça nous paraît tout de même un peu longuet et les verbes être à profusion (e.a. « La fontaine » ou p.83, six mentions, le temps d’un sonnet), ralentissent le rythme.
N’empêche, le plus beau du livre tient dans ces quarante sonnets « dédiés aux choses » :
La « promesse des lèvres », « la longue vertèbre de l’eau », « la paille pleine de paille » ou autre « chat et ses mille souris qui dégoulinent et fuient en couinant », autant de bonheurs d’écriture.
Le livre plaira aux amateurs de poésie tautologique, métapoétique, dans le droit fil des Queneau, Perec. En ce sens, c’est bien sûr une réussite.
Philippe Leuckx
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A propos de l'écrivain
Laurent Albarracin
Laurent Albarracin, né en 1970, est l’auteur, entre autres, de Le Secret secret (Flammarion, 2012) et d’études consacrées à L.F. Delisse et P. Peuchmaurd.
A propos du rédacteur
Philippe Leuckx
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Philippe Leuckx est un écrivain et critique belge né à Havay (Hainaut) le 22 décembre 1955.
Rédacteur
Domaines de prédilection : littérature française, italienne, portugaise, japonaise
Genres : romans, poésie, essai
Editeurs : La Table Ronde, Gallimard, Actes sud, Albin Michel, Seuil, Cherche midi, ...