Le graillon, Guillaume Déloire
Le graillon, 2018, 233 pages, 17 €
Ecrivain(s): Guillaume Déloire Edition: Les Vanneaux
La vie est là, qui fut, il y a trois ou quatre générations, qui fuse encore attablée au comptoir, « un ballon de rouge » dans les tripes, un « foie de génisse » dans les entrailles de la mémoire, encore vivante, servie dans le plat du jour des souvenirs.
Un poète « ayant échoué » pour devenir fonctionnaire –
« le jury a trouvé ma présentation trop lyrique
et je n’ai pas su répondre l’obéissance
quand ils m’ont demandé de leur dire
la principale obligation du fonctionnaire »
– traverse à bord de la mythique Fiat 126 « pétaradante » un ancien quartier d’usines où travaillèrent d’arrache-mains des ouvriers comme ses grands-parents.
La fréquentation des cafés rescapés de ces années mortes (Le Café Europa, Le Café de l’Avenue, Au père tout va bien, Le Café Portugal, Le café Le Carrefour) sert de repère pour retrouver une vie passée que le poète traque doté de son carnet de notes et de son appareil photographique. Ce poète arrive, motorisé de sa Fiat 126, pour savourer et nous faire savourer ces morceaux saisis à point, cuisson rosée, restes d’un passé révolu que le poète fait remettre sur le feu pour nous en faire humer, goûter la saveur (le titre Le graillon reprend métaphoriquement ces morceaux de gras frits qui restent d’un plat du jour, d’une réalité) ; ce poète arrive avec sa curiosité comme diplôme et « sur la plage arrière/ rien d’excitant pour le scélérat/ juste de lapoésie pauvre/ empruntée à la bibliothèque/ et à la place du mort/ l’appareil photo prêt à l’emploi ». Ce poète ne possède pas les mains d’un manuel mais ses outils d’écriture (un stylo, un carnet de notes) pour consigner les débris d’un monde animé jadis par le travail à l’usine, elle-même animée par des hommes autrefois solidaires,
« comparé à maintenant
Les types étaient soudés disent-ils »
ouvriers soudés au travail comme à la vie du « quartier », leur quartier.
Le poète Guillaume Déloire revisite ces « parages » où il « se sent bien », bien qu’il s’y sente parfois « suspect » (comme au Père qui va bien– sa « Villa Médicis » – au standing plus confortable que celui du Café Europa).
« À scruter toutes choses et à les consigner dans mon carnet, je me sens plus
comme un inspecteur du Guide Michelin que comme un homme de poésie,
j’ai l’air suspect ici »
Renouant avec ses racines, nous reliant à une société disparue dont son poème chroniqué constitue une fouille archéo-sociologique, comme on reconstituerait en la sortant du noir « la carcasse » d’une usine, « cette carcasse énorme avec ses arches/ comme un squelette de dinosaure », le poète remodèle avec ses notes poétiques des silhouettes devenues fantomatiques, des lieux redéployés en leur traversée dans la dimension d’un voyage, à l’instar de ces clients habitués du coin qui commentent ou refont le monde
« La conversation des types au comptoir
déjà est un voyage »
La vie est là, Le graillon ressurgi libère en réécrivant son histoire les odeurs d’un temps perdu, ici retrouvé. Le poète nous convoque à un bain d’immersion dans ce réel chroniqué (chaque morceau du puzzle reconstitué est rigoureusement daté), au fil de ses déambulations aléatoires et de ses rendez-vous pris avec les anciens, dans des lieux-phares de « la zone » (ses cafés, leurs plats du jour et leur zinc, …). Un road-moviepoétique se déploie, dont la richesse documentaire s’allie à une écriture locale, géo-poétique, de visée sociologique, humaine. Traquant ce monde ouvrier, Guillaume Déloire remue les cendres d’une feue réalité pour que l’étincelle du souvenir ne s’éteigne pas.
Les télescopages entre le présent (les années 2014-2016) et le passé (les années 60) participent de ce travail de mémoire reconstituant la trame factuelle (Facta est lux), concrète, d’un quartier disparu ; relancent par un travail sur la langue même (reconstitution lexicale d’une langue populaire, clins d’œil, jeux de mots) la reconstruction de vestiges de notre propre Histoire. Les pointes d’humour et les jeux de mots allègent ce champ de désaffection / de désertification humaine constaté par le poète :
« (…)
parmi les plats du jour
j’ai choisi le foie de génisse
cuisson rosée sur ses conseils
(…)
En tout cas il a fallu que ma vieille Fiat gémisse
(…) »
« Tellement j’ai marché
j’ai une ampoule au pied
je ne veux pas de poule au pot
je surveille ma ligne »
Guillaume Déloire nous replonge dans la banlieue nord de Paris des années 60, avec sa population typique et la vie grouillante de ses quartiers populaires, ses usines, ses entrepôts, le port fluvial de Gennevilliers, Saint-Ouen, ses trafics, ses mécanos, ses ferrailleurs, ses mosquées, sa cuisine, ses couleurs, ses rituels, ses comptoirs, ses petits commerces… Les témoins de ce passé désaffecté comme une usine, et par voie de conséquence leur quartier où la vie désormais s’écoule comme un jour sans pain, sont autant de messagers pour que le poète puisse restituer l’atmosphère baignant Le graillon, un chauffeur poids lourd ici, là le doyen du port, plus tard un maçon, ailleurs une vendeuse de « la vignette», …
La vie est là, désertée, et Le graillon redonne un peu d’humanité à ce quartier de vie prélevé sur ce qu’il en reste de vivant : les hommes de jadis, les femmes, demeurés là malgré tout. Ce qui survit de « la zone » a encore échappé « aux plans urbanistiques et dans le peu d’immeubles qu’il reste/ très peu de gens habitent » (cf. Les derniers ouvriers de l’avenue Louis Roche que le poète emprunte souvent).
Des touches d’humour relèvent le menu frugal du quotidien dans cet état des lieux, rehaussent la saveur de ce poème-documentaire riche de 232 pages.
« Un maçon, au visage aussi buriné que ses mains, à qui (la serveuse) tend
le menu, dit que ça ne sert à rien car il ne sait pas lire :
j’ai fait l’école au rez-de-chaussée
pas pu aller plus haut à cause du vertige »
Parallèlement à ce reportage poétique dont Guillaume Déloire est le correspondant sur place, le lecteur s’attache à « Madeleine », une proche de l’auteur sur laquelle il veille jusqu’à son départ pour l’au-delà, à 97 ans.
On « mange ouvrier » dans Le graillon où « le passé s’imagine » par la grâce du compte-rendu poétique, la vertu d’une parole humaine retrouvée, écrite pour que d’autres hommes se souviennent…
La vie est là, qui fut, il y a trois ou quatre générations à la périphérie industrielle de la Capitale, et la Fiat 126 « pétaradante » de Guillaume Déloire dans Le graillonavance sur les lignes d’un temps enfui à réécrire, comme la Remington d’un certain Blaise Cendrars happait dans ses allers et retours la vie vécue, au cœur du monde entier…
Murielle Compère-Demarcy
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