Le Ghetto intérieur, Santiago H. Amigorena (par Mona)
Le Ghetto intérieur, Santiago H. Amigorena, P.O.L, 2019, 191 pages, 18 €
Humain, très humain
Santiago Amigorena a entrepris depuis longtemps un vaste projet littéraire autobiographique : « Il y a 25 ans, j’ai commencé à écrire un livre pour combattre le silence qui m’étouffe depuis que je suis né ». Une cure par l’écriture. Écrire pour mettre des mots sur le silence de son grand-père, juif polonais, exilé en Argentine avant la Shoah, torturé par « la culpabilité qu’il n’arrivait jamais à effacer tout à fait de son cœur » d’avoir abandonné sa mère dans le ghetto de Lodz. La grande qualité de ce récit, c’est sa profonde empathie : l’auteur se glisse corps et âme dans le personnage du grand-père et écrit une émouvante autobiographie à la 3ème personne. Il mêle harmonieusement fiction, souvenirs, lettres personnelles et références aux journaux de l’époque.
Cinéaste, Amigorena ouvre son récit par un long plan séquence sur les passants du Buenos Aires chic et insouciant de l’année 1940 pour arrêter sa caméra sur Vicente Rosenberg, son grand-père, en route vers un café à la mode où il rejoint ses amis : « Vicente était un jeune Juif. Ou un jeune Polonais. Ou un jeune Argentin ». Question lancinante sur l’identité juive posée d’emblée. Judéité que Vicente balaie par un trait d’humour qui conjure le malheur : « Les Juifs me font chier […] C’est lorsque j’ai compris que ma mère allait devenir aussi juive et chiante que la sienne que j’ai décidé de partir ». Judéité tragiquement liée à l’exil : « C’est ce qu’on fait depuis la nuit des temps, non ? On aime nos parents, puis on les trouve chiants, puis on part ailleurs… ». Judéité comme métaphore de l’expérience humaine. Exilé en Argentine où il mène une vie confortable de négociant en meubles, la guerre arrive, les lettres de Pologne de plus en plus espacées de sa mère, les nouvelles inquiétantes glanées dans des journaux, entrecoupées de quelques faits historiques donnent au récit une ponctuation tragique. Au fur et à mesure que l’industrie de la mort plonge les Juifs d’Europe dans une déréliction ultime, Vincente perd l’usage de la parole. Dès qu’en Europe « ils ont commencé à bâtir un mur », il se retranche dans un « ghetto intérieur » qui donne au roman son titre (« prisonnier du ghetto de son silence, il ne pouvait pas parler »). Amigorena retrouve les mots pour rompre le silence de son aïeul et témoigne aussi d’une transmission au-delà des mots (« il pouvait tout exprimer sans le moindre mouvement des lèvres »).
Le lecteur noue une relation d’empathie avec l’attachant personnage du grand-père, Vicente, muré dans son silence, et avec l’auteur, héritier du silence, qui s’est lui-même défini comme privé de voix dans un autre livre (Une jeunesse aphone). Quand Amigorena écrit : « Il avait fait un effort intense pour mettre des mots et former des phrases », il brouille les identités : Vicente ne trouve plus les mots et l’écrivain s’efforce de mettre des mots sur l’homme muet et sa stratégie d’évitement (« il avait toujours préféré ne pas en parler »). Il sonde ses affects contradictoires : entre vouloir et ne pas vouloir (« parfois je voulais sauver ma mère… parfois je ne le voulais pas »), entre savoir et ne pas savoir (« Vicente avait voulu savoir, et il avait voulu ne pas savoir […] il aurait pu savoir, mais n’avait pas pu savoir »), entre comprendre et ne pas comprendre (« cherchant des pistes qui lui permettraient de comprendre […] et en cherchant aussi, comme tout le monde, des raisons pour ne pas comprendre»), entre son amour pour la culture allemande et sa haine des allemands, entre haine de soi (« bien que parfois il se sentît lui-même antisémite ») et orgueil, entre envie de se pendre et amour de la vie. Ambivalence juive. Ambivalence humaine, trop humaine.
Une identité mouvante
Des questions philosophiques et existentielles taraudent l’écrivain, telle la définition de l’identité, « cette chose mystérieuse » qui tient parfois à une infime différence (« Les Argentins se méfiaient des Uruguayens, et les Uruguayens se méfiaient des Paraguayens, et les Paraguayens se méfiaient quant à eux des chiliens qui à leur tour se méfiaient des Argentins »). Allusion au narcissisme des petites différences, source de la haine de l’autre, analysé par Freud. Amigorena s’interroge sur cette identité mouvante et figée, multiple et unique (« Qu’est-ce qui nous fait sentir une chose plutôt qu’une autre ? Qu’est-ce qui fait que parfois nous disons que nous sommes juifs, argentins, polonais, français, anglais… »), et place le problème de l’appartenance (« c’est quoi les siens ? ») au cœur du roman : comment appartenir à une communauté qui ne partage plus ni langue ni croyance en Dieu (« puisque plus personne n’y croit […] quelle idée de continuer à fêter ces machins ! »). L’exclamation du grand-père, « Juifs ?!… Mais on fait plus rien comme des Juifs », confronte l’auteur, issu de la bourgeoisie assimilée, à l’énigme de sa propre judéité (« Mais pourquoi je suis juif ? Pourquoi aujourd’hui je ne suis que ça ?… même si je ne sais pas vraiment ce que c’est, je me sens de plus en plus juif »). Les remarques de l’aïeul (« L’une des choses les plus terribles de l’antisémitisme est de ne pas permettre à certains hommes et à certaines femmes de cesser de se penser comme juifs ») entrent en résonance avec Amigorena, l’intellectuel lecteur de Sartre, le philosophe qui ne voyait dans le juif que le produit du regard d’autrui. Echo aussi à Delphine Horvilleur : Vicente, l’exilé en quête « d’un autre horizon plus lointain et vaste », incarne l’arrachement à la terre d’origine qui constituerait l’identité juive ainsi qu’une forme de résilience comme l’atteste sa grande faculté d’adaptation (« Vicente, un homme qui, bien qu’il fût né juif, était rapidement devenu polonais, puis, aussi rapidement, argentin »). Enfin, il affirme son étrangeté insoluble : « On est différents. On est différents de tout, on est différents de tous. On est différents de quoi que ce soit ». Il évoque une identité fragile qui repose juste sur « quelques livres et un petit tas de souvenirs qu’on se rappelle à peine ». Alors, « juif ?… Pas Juif ?… Ça dépend si ma mère est dans les parages ! », l’humour demeure composante essentielle de l’identité juive, mécanisme de défense d’un peuple « extraordinairement désespéré ».
La faillite du langage
La question du langage traverse le roman. Amigorena donne vie à la problématique de son grand-père : « Que sont les mots ? A quoi ils servent ? Parler ? Pourquoi parler ? ». L’écrivain apparaît tragiquement aux prises avec l’impératif besoin de savoir « ce qu’un mot désigne, ce qu’un nom nomme ». Il dit sa perplexité devant la pléthore de termes pour nommer Auschwitz, « un crime sans nom » (événement, catastrophe, cataclysme, désastre, hécatombe, apocalypse, solution territoriale, solution finale, génocide, holocauste, Hourbane, Shoah, destruction). L’auteur s’émeut de la faillite du langage (« donner un nom est toujours une manière de dire quelque chose qui n’a jamais été dit et, à la fois, de dire quelque chose qui a toujours été dit, ou qui a toujours été tu, ce qui revient au même »). Lecteur d’Adorno, il pose aux mots la question de leurs limites (« Plus de langues. Plus de mots. Plus de noms. Plus de noms pour rien ») et la ponctuation tranchante (« Plus. De. Mots. ») traduit la douloureuse disparition du langage. La couleur blanche, couleur de la neige de Pologne, la neige de son enfance, devient symbole de la disparition élocutoire des survivants : « quelque chose dans la blancheur en général l’attirait de plus en plus. Ses pensées semblaient s’enfuir vers cette couleur, et s’y perdre, comme dans l’espace illimité d’un autre silence […] un silence si tenace que tout se perdrait dans un brouillard de neige […] Il voulait que tout soit, pour toujours, aussi silencieux qu’une grande plaine enneigée ». La blancheur, c’est aussi la parole de l’écrivain réduite à sa plus simple expression. La justesse du récit tient à sa simplicité extrême : une économie de mots pour faire parler le silence. L’impossibilité de ne pas pouvoir ne pas penser tourmente l’écrivain (« il fallait arrêter de parler, se taire… il fallait arrêter de penser ») et souligne le parallèle tragique entre langage et pensée (« rien n’est le contraire de la pensée, rien ne s’oppose à cette activité de l’esprit : ne pas penser n’est qu’une autre manière de penser »). Considéré comme trop cérébral par certains critiques, Amigorena débat sans doute ici avec ses propres démons.
Une tendre mélancolie
Aucune théorie abstruse ni sécheresse dans le récit. Une chaleur humaine irradie le roman empreint de tendresse conjugale (« elle l’avait serré contre son ventre ») et de bienveillance amicale : Vicente, le muet qui vit en retrait du monde, ne perd jamais l’amour des siens. Certes l’auteur passe en revue de nombreux penseurs de la question juive (du père du sionisme, Theodore Herzl, à l’historien Raul Hilberg, pour conclure avec Primo Levi sur la folie de la haine antijuive : « il n’y a pas de pourquoi ») mais il ancre son récit dans le concret (« Les mots tombaient défaits sur les trottoirs comme des cafards ») mis en relief par des images brutes (« la journée meurt d’une lente mort sanglante »), une utilisation originale des signes de ponctuation (!–,), une concision extrême au service de l’effroi. Le narrateur se moque des « mots sentencieux… comme des oiseaux morts » et l’on sent une réelle présence énonciative, jamais une écriture plate ni transparente. Un goût pour les adverbes et les répétitions lancinantes ne plombe nullement le récit mais lui donne une tonalité tendre : « Il parlait tellement vite tellement bien tellement doux tellement tout », ou tragique « La vie avait repris inévitablement son cours. Inévitablement Rosita avait repris le ménage. Inévitablement les filles avaient repris le chemin de l’école. Inévitablement Vicente avait repris le travail. La vie avait repris inévitablement son cours ». Les jeux de boule de neige lexicale expriment une douce mélancolie (« Un dimanche de plus… Un dimanche inutile, un dimanche en vain, un dimanche qui précède un lundi tout aussi vain, tout aussi inutile. Un dimanche. Deux dimanches. Trois dimanches. Un dimanche pour compter les dimanches… ».
Le choix récurrent de l’indéfini, avec des mots précis et imprécis, maintient l’intrigue hors d’un cadre doté d’un début et d’une fin. La détemporalisation souligne l’éternité tragique de l’attente sans fin des nouvelles de sa mère : « Le lendemain, non pas le lendemain de ce vendredi 13 septembre 1940… ni le lendemain du lendemain de ce jour, ni le lendemain d’un autre jour, non pas le lendemain, disons, mais plutôt un lendemain, un lendemain précis et imprécis à la fois, un lendemain d’un jour tout aussi précis et tout aussi imprécis, un lendemain certain et incertain si vous préférez ». La haine antijuive apparaît alors dans son atemporalité tragique, « un discours qui avait commencé par dire aux Juifs : vous n’avez pas le droit de vivre parmi nous si vous restez juifs, puis vous n’avez pas le droit de vivre parmi nous, pour arriver enfin à vous n’avez pas le droit de vivre ». L’indéfini exprime aussi l’absence de réponses définies aux questions posées, « beaucoup de réponses, trop de réponses ! Jamais il n’arrivait à regarder l’une d’elles comme une véritable solution ». Enfin, les généralisations faussement explicatives humanisent le récit, « Vincente était parti de chez lui d’un pas décidé. Comme chaque homme, c’est-à-dire comme tous les hommes… de même qu’il se levait le matin parfois d’un bon pied et parfois d’un mauvais pied ».
Dire oui à la vie
Fidèle à l’éthique juive, Amigorena savoure le triomphe de la vie sur la mort en conjuguant six fois le verbe vivre dans le dernier paragraphe du roman. En dépit de son penchant funeste, « Je sombre, je sais, je sombre. Et je tombe. Je tombe comme la nuit, comme le monde. Je ne sais pas d’où mais je tombe… Je tombe. Lentement, je tombe. Lentement je tombe vers ma tombe », l’aïeul qui s’inflige le châtiment d’une mort lente pour l’abandon de sa mère devient à nouveau père en 1945 : sa femme, « je ne mourrai pas avec toi », donne la vie à une fille et il la nomme Victoire.
L’écrivain tient sa place parmi ceux qui ont affirmé la possibilité du symbolique face à l’immémorable. Il trouve les mots pour vivre en paix avec le passé, et son écriture, à l’instar de celle de Perec dans W ou le souvenir d’enfance, se fait « souvenir de mort » et « affirmation de la vie ».
Mona
Santiago Amigorena naît en Argentine en 1962 de parents psychanalystes qui s’exilent en France en 1973. Scénariste et cinéaste, il collabore avec Cédric Klapisch. Depuis 1998, il publie également son autobiographie, « la création d’un texte monstre qui finirait par recouvrir sa vie », en six parties : tout d’abord Une enfance laconique, en 1998, puis Une jeunesse aphone, en 2001. En 2002, il publie Une adolescence taciturne, et enchaîne en 2004 avec Le Premier Amour.
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