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Le Gardien, Harold Pinter (par Mona)

Ecrit par Mona le 18.10.23 dans La Une CED, Les Chroniques, Les Livres, Théâtre

Le Gardien, Harold Pinter, Folio, trad. anglais, Éric Kahane

Le Gardien, Harold Pinter (par Mona)

 

Dans le cadre du cycle Harold Pinter, l’un des plus éminents dramaturges du théâtre dramatique anglais de la seconde moitié du vingtième siècle, présenté au théâtre de l’Atelier au printemps dernier et dirigé par Ludovic Lagarde, il nous a été donné de revoir deux de ses admirables pièces, La Collection, et L’Amant. Ce fut l’occasion de relire Le Gardien, son premier grand succès à Londres en 1961.

Le décor, minutieusement décrit, se compose d’ustensiles rouillés, de vieux objets inutilisables, un bouddha en plâtre trône sur une cuisinière hors d’usage, un seau suspendu au plafond est censé recueillir les fuites du toit. Harold Pinter fait mine de nous installer dans l’univers métaphysique de Beckett (« Qu’est-ce que vous faites… quand le seau est plein ? On le vide »), mais l’auteur qui ne se réclame de rien ni de personne prévient : « Je n’écris jamais à partir d’une idée abstraite ». C’est bien une situation concrète qui réunit les trois personnages : un clochard, Davies, récupéré dans la rue comme l’un des vieux objets qui encombrent l’intérieur de la chambre habitée par les deux frères, Aston et Mick, se voit offrir un poste de gardien.

Les dialogues très réalistes reproduisent la langue orale d’une classe sociale reconnaissable : les cockneys de l’Est londonien d’où Pinter est originaire. Mais le dramaturge aime brouiller les pistes et annonce de manière surprenante que la scène se situe « in West London », l’ouest londonien, un quartier huppé (la traduction française dit à tort : « l’action se déroule dans un pavillon d’un quartier populaire »). Le titre anglais aussi apparaît déroutant : « The Caretaker » revêt le double sens de celui qui garde une maison et de celui qui prend soin de quelqu’un. Or dans la pièce, on ne saura jamais qui est le gardien de l’autre, quel est le véritable propriétaire et pourquoi il faut un gardien. Pourquoi Aston recueille-t-il Davies ? Pourquoi s’obstine-t-il à vouloir construire une remise ? Pourquoi son frère Mick veut-il faire appel à un décorateur pour transformer la pièce en studio de luxe ? Dans l’inquiétante relation triangulaire qui s’installe entre l’intrus et les deux frères, chacun lutte pour avoir le dessus sur l’autre et s’assurer le contrôle de l’espace. L’intrigue minimaliste se résume à savoir qui, de ce trio infernal, sera exclu.

Seule certitude, une menace obscure plane. Le dramaturge nous installe dans ce qu’il nomme une « comédie de la menace » et dès son entrée en scène, les mots de Davies, le clochard rescapé d’une rixe, préfigurent sa désintégration finale : « j’aurais pu me faire démolir là-bas… il y a de quoi éclater… je vous casserais en deux… je me serais fendu le crâne sur le trottoir si son coup avait touché… j’aurais pu me faire démolir par ce salaud ». Son langage du corps (il frappe sa paume gauche de son poing droit) comme ses remarques verbales racistes laissent deviner un être autant voué à la destruction qu’enclin à détruire les autres. Mais la menace de la violence se niche parfois là où on l’attend le moins : Davies raconte à son hôte qu’au monastère où il demandait une paire de chaussures neuves, un moine lui a lancé en pleine figure : « Va te faire foutre ailleurs… sinon je te fais passer la grille à coups de pied ». L’expérience cruciale de la violence, c’est Aston, celui qui recueille Davies, qui la raconte dans un long monologue, le plus long de la pièce : interné à l’asile, à l’âge de 18 ans, les électrochocs ont pulvérisé son cerveau (« Le chef appuyait ses pinces de chaque côté du crâne… mes pensées… étaient très ralenties… je ne pouvais pas penser du tout… je ne pouvais pas… rassembler mes pensées… hhmmmmm… je ne pouvais jamais les rassembler »). Dans ce monde régi par la violence, Pinter présente une inquiétante prise de pouvoir de l’homme sur l’homme. Mais le théâtre de Pinter ne se limite pas à une critique sociale ni à un jugement moral sur les personnages. Le grand dramaturge bouleverse le statut du langage.

Le langage, arme de destruction

C’est au moyen du langage que les personnages se livrent à leurs jeux cruels de domination et de soumission. Dans la violente scène de persécution à la fin du premier acte, où Mick, arrivé à l’improviste, surprend Davis qu’il prend pour un cambrioleur, il le bombarde de questions sans répit : ses mots d’apparence toute simple mais répétés en boucle, ont un fort pouvoir déstabilisant. Mick assène à sa victime trois longs monologues d’un jargon impressionnant : une énumération grotesque de toutes les variétés inimaginables de noix, une liste compliquée de termes juridiques et une accumulation loufoque de noms de lieux. Tout cela n’a pour seul but que d’affirmer sa toute-puissance et d’asseoir son pouvoir.

Mais le langage se montre aussi une arme à double tranchant : c’est parce qu’il disait trop de mots que le frère de Mick, Aston, a été interné (« Je parlais trop. Ça a été mon erreur ») et c’est ce long monologue, où il détaille son expérience dévastatrice à l’asile, qui le rend vulnérable. Davies profite de ses confidences pour l’humilier en l’accablant de tout un éventail de synonymes du mot « fou » (« vous savez pas ce que vous faites la moitié du temps… Vous êtes dans le brouillard. Vous êtes à moitié fondu… Vous êtes cinglé… Vous êtes à moitié évaporé… »). Aston, rabaissé à sa condition de malade mental, voit peser sur lui la menace d’un retour à l’asile. Dans Le Gardien, le langage se révèle non pas un moyen de communication mais une arme.

Le réel est cruel et prend souvent des accents pathétiques (Davies est un sans-abri et Aston a la mémoire brisée). Mais sous l’effet du langage, il vire au comique. Davies a beau inspirer de la pitié, son entrée en scène chez Aston prête à rire : les erreurs de grammaire et l’usage de l’argot qui ponctuent son récit de victime jurent avec les hyperboles : « j’ai dîné aux meilleures tables… J’ai mangé dans les meilleures assiettes… ». Plus tard, quand Mick l’affuble du terme flatteur « d’homme du monde » (« man of the world » sous-traduit par « homme d’expérience »), c’est une distorsion comique du réel que produit le langage. Puis, lorsque Mick veut l’obliger à lui servir de décorateur, une accumulation comique de mots tout droit sortis d’un catalogue d’ameublement atténue la menace (« un parquet en dalles de liège… un tapis en poil de lin blanc fané, une table en… en afromosia plaquée teck, une desserte avec des tiroirs noir mat, des chaises contournées avec des sièges rembourrés, des fauteuils en cuir couleur porridge, un divan de hêtre avec des coussins tissés algue marine »). Le langage se montre propice à toutes sortes d’incongruités comiques qui ont pour effet de diminuer le pathos des scènes et de faire baisser la tension : quand Mick traite Davies de voleur (« vous êtes une vieille fripouille… vous êtes une vieille crapule… Honnêtement »), l’expression stéréotypée, « honnêtement », associée à l’accusation de malhonnêteté, court-circuite le drame par son ironie. Pinter se délecte des jeux de mots qui jettent le trouble, parfois intraduisibles en français : Davies s’inquiète, « vous partagez pas les lavabos avec ces Noirs, si ?… Parce que… vous savez… enfin… assez c’est assez ». En anglais, la formule toute faite, « Fair is fair », censée inviter l’interlocuteur à une conduite raisonnable, est composée de deux mots qui, pris séparément, désigne ironiquement celui qui a le teint clair. Un cliché du langage se voit tourné en dérision.

La tragédie du réel

Les perpétuels glissements de sens ne prêtent pas toujours à sourire, ils rendent difficile l’appréhension du réel : la question d’Aston : « You were in the services ? » (« vous avez fait du service ? ») renvoie-t-elle à l’armée ? aux services secrets ? à l’église ? Et quand Davies dit « j’ai eu plusieurs attaques », s’agit-il de crises cardiaques ou d’agressions comme celle qu’il vient de subir ? Dans le théâtre de Pinter, les mots se dérobent sans cesse à l’instar du courant d’air dont se plaint Davies : « Le courant d’air me vient droit sur la tête… Il faut un peu d’air… Ecoutez, j’ai passé toute ma vie à l’air. Pas besoin qu’on m’explique ce que c’est l’air. Ce que je dis, c’est qu’il vient trop d’air par cette fenêtre… ». Les mots se déclinent de tant de façons que le réel en devient étourdissant, comme l’illustre le jeu sur le mot « funny » (drôle) au sujet du sens de l’humour d’Aston : « he tends to see the funny side of things » (sous-traduit par « il est enclin à voir le bon côté des choses »)… C’est un drôle de type votre frère… Il est drôle… Qu’est-ce qu’il a de drôle ?… Je trouve pas ça drôle ». Alors, le reproche de Mick à Davies, sur l’ambigüité de son langage prend tout son sens : « chacune de vos paroles se prête à toutes sortes d’interprétations ». La remarque qui suit, hélas non traduite, « I can take nothing you say at face value » (« je ne peux pas vous croire sur parole »), renvoie à la question essentielle au cœur de la pièce : la duplicité du langage. Ce langage peu fiable, qui brouille tout jugement et rend la vérité insaisissable donne une résonance tragique au théâtre de Pinter.

Le Gardien met en cause le statut de la vérité. Il est aussi difficile de savoir qui est le propriétaire de la chambre (« tout dépend de la façon de considérer cette chambre ») que de conclure qu’Aston, dans son monologue entrecoupé de points de suspension, de pauses et d’hésitations, dit toute la vérité. Les personnages n’ont jamais ni place fixe ni identité sûre : Davies, pris tour à tour pour un cambrioleur puis un décorateur, se voit décrit, de manière absurde, comme le sosie de deux personnes différentes (« Vous me rappelez un des frères de mon oncle… Je n’ai jamais compris comment il s’est trouvé être le frère de mon oncle. J’ai souvent pensé que c’était peut-être le contraire. Que mon oncle était son frère et que lui était mon oncle… Il était votre portrait caché »). La tragédie du réel est qu’il ne s’appréhende jamais dans sa totalité : des brusques retournements de situation, des renversements d’alliance inattendus, des personnages tour à tour dominants ou dominés passent de l’agressivité à la sociabilité, des objets, tels les lits ou les sacs, se font interchangeables. Tout fluctue au gré des circonstances et dit le chaos du monde et la fragilité des êtres.

Pinter use du leitmotiv obsédant de la fragmentation, à l’image de la fêlure. Dans l’univers du Gardien, tout semble déconnecté. Les échanges verbaux se réduisent à des micro-séquences et les objets ne fonctionnent pas davantage que la communication. Dans ce bric-à-brac hétéroclite, des fissures doivent sans cesse être colmatées : Aston passe son temps à réparer des prises mais échoue à rétablir le courant tandis que Mick rêve de couper la pièce en deux par une cloison. A l’arrière-plan, une faille identitaire travaille les personnages.

– « je peux pas circuler sans ces papiers. Ils disent qui je suis… voyez-vous, j’ai changé de nom !… Je circule sous un nom d’emprunt. C’est pas mon vrai nom ».

– « Sous quel nom circulez-vous ? »

– « Jenkins. Bernard Jenkins. C’est mon nom. Le nom qu’on me connaît, en tous cas. Mais ça sert à rien que je continue avec ce nom… ».

Mick s’amuse à scinder le nom de Davies qui prétend s’appeler Bernard Jenkins comme pour faire éclater son identité (« Comment vous appelez-vous ? – Jenkins. – Jen… kins… Jenkins. – Jen… kins »). Cette tragédie d’une condition humaine fracturée apparaît encore davantage dans le langage désarticulé du monologue d’Aston : ce personnage qui a pété les plombs n’a plus aucune suite dans les idées, il finit par ne débiter que des phrases coupées de leurs verbes (« on… m’y a enfermé… je… J’avais pris l’habitude de parler… mes pensées… étaient très ralenties… »). A l’ombre de cette « comédie de la menace », une imminente cassure guette.

Le poste de gardien est une chimère, tout comme les rêves jamais aboutis des personnages : Aston court les brocanteurs à la recherche de scies en tous genres dans l’espoir de construire sa remise dans le jardin, Mick est obsédé par la décoration intérieure, Davies ne songe qu’à se rendre à Sidcup mais ne trouvera jamais ses papiers d’identité ni les chaussures convoitées. L’aboulie gagne et la remarque de Davies résonne d’une ironie dramatique : « je ne reste pas immobile. Je bouge, tout le temps. Je bouge… tout le temps ». Le compliment adressé à Mick, « Vous êtes sans détour », fait ironiquement écho au destin des personnages voués à tourner en rond. Personne ne va nulle part, personne ne garde rien ni personne. Pinter nous adresse une suite de clins d’œil ironiques : « Enfin, voyons, ça n’a pas de sens… on sait pas où on en est, vous me suivez ?… Je ne sais pas comment il tourne… ». Les personnages se débattent dans des tissus de malentendus. Le langage stagne.

L’échec du langage

A la fin, Davies fait une tentative désespérée pour ne pas être mis dehors. La série de questions très concrètes qu’il adresse à Aston a une portée existentielle : « Qu’est-ce que je vais faire ? Qu’est-ce que je fais ? Où est-ce que je vais aller ? Aussitôt sa langue vacille, se désintègre à l’image de la statue de Bouddha brisée en mille morceaux : « si je… descendais là-bas… si je pouvais… aller chercher mes papiers… est-ce que vous… est-ce que vous me laisseriez… est-ce que vous… si je descendais là-bas… pour chercher mes… ». Ce marqueur de la possession, dernier mot de la pièce, devient ironiquement marque ultime de la dépossession. Davis semble réduit à néant et la pièce se termine par « un long silence », échec tragique du langage.

Mais Harold Pinter crée une continuité poétique de cette tragédie de la fragmentation. Dans ses micro-dialogues, un choix de mots courts et concrets, alliés à une technique de répétition et d’écho, crée un effet de cascade poétique où le mot devient presque un objet sensible indépendamment du sens :

– « don’t you want me to go out ?

– I mean… when you’re out. Don’t you want me to get out… when you’re out

– You don’t have to go out

– You don’t have to come out just because I go out »

(– “il vaut mieux que je sorte avec vous

– Eh bien… Vous voulez pas que je sorte ?

– C’est-à-dire… Quand. Vous voulez pas que je sois sorti… quand vous êtes sorti ?

– Vous n’êtes pas obligé de sortir

– Vous n’êtes pas obligé de sortir parce qu’uniquement je sors moi-même”).

Out ».

Par endroits, le monologue d’Aston prend lui-même un tour lyrique, voire prophétique (« Je pouvais voir des choses… très clairement… ») et par intermittence, tout un jeu d’allitérations difficiles à traduire, à base de consonnes occlusives, jouent avec le rythme et la sonorité :

– « They’re gone, they’re no good, all the good’s gone out of them » (« elles sont fichues, elles sont plus bonnes, tout ce qui était bon a fichu le camp »)

– « Every lousy blasted bit of all my bleeding belongings » (« Toutes mes bon Dieu d’affaires, jusqu’à la dernière foutue saleté de bricoles »

– « I got to get down there or I am done and dead… I could have got done in down there » (« J’aurais pu me faire démolir là-bas »).

Dans le théâtre d’Harold Pinter, on ne sait pas à quoi jouent les hommes et Davies ne répondra jamais à la question de Mick à la fin du premier acte : « A quoi jouez-vous ? ». Seule certitude : le dramaturge joue avec le langage pour notre plus grand plaisir.

 

Mona

 

Harold Pinter, écrivain, dramaturge et metteur en scène britannique, naît en 1930 à Londres où ses grands-parents juifs russes avaient émigré. Fils d’un tailleur de l’East End, il est devenu l’un des principaux représentants du théâtre britannique moderne. Après avoir été comédien, il écrit des poèmes et plus d’une vingtaine de pièces dans les années 60. Quatre d’entre elles l’ont définitivement introduit en France (La Collection, L’Amant, Le Retour, et L’Anniversaire), mais c’est Le Gardien qui lui vaut son plus grand succès en 1961. Il devient également scénariste et collabore auprès des plus grands réalisateurs (The Servant, The Accident, The go-between, The French lieutenant’s woman). Il reçoit le Prix Nobel en 2006 et meurt en 2008. A côté de sa profession d’écrivain, Harold Pinter a toujours été un ardent défenseur des droits de l’homme.

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A propos du rédacteur

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Mona Guyot (pseudonyme Mona) née à Paris, ancienne élève de l'Ecole du spectacle, ex-comédienne du théâtre Roland Pilain,

Liseuse à voix haute au sein de l'association des Mots Parleurs  (participation à des lectures poétiques en milieu associatif et Festivals : Mots Dits Mots Lus, Mots à croquer...) et enseignante.