Le garçon qui courait, François-Guillaume Lorrain
Le garçon qui courait, janvier 2017, 232 pages, 15,50 €
Ecrivain(s): François-Guillaume Lorrain Edition: Sarbacane
Un des moments inoubliables des Dieux du Stade de Leni Riefenstahl : le crâne rond aux cheveux coupés entièrement courts, il martèle son ombre sur le sol à petites foulées implacablement régulières et les gouttes de sueur se détachent l’une après l’autre de son visage. Sur la plus haute marche du podium du marathon des Jeux Olympiques de Berlin 1936, tandis que monte au mât le drapeau du Japon, Son Kitei baissera obstinément la tête [tout comme son compatriote Nam, troisième derrière l’Anglais Harper], précédant de 32 années les Tom Smith et John Carlos révoltés des Jeux de Mexico.
En vérité, il s’appelle de naissance Shon Kee-Chung et il est Coréen. Mais depuis 1919 la Corée n’existe plus aux yeux du monde, rayée, phagocytée par l’envahisseur nippon en constante expansion sur l’Asie du Sud-Est. Ce sont cette histoire et cette douleur dont s’est nourri François-Guillaume Lorrain en romançant avec finesse la destinée réelle du petit garçon de 7 ans qui, détalant à toutes jambes pour échapper comme son aîné d’un lustre Hyo-Dong aux sommations de leur poursuivant en uniforme, prend à peine conscience qu’il a rejoint puis dépassé son grand frère. Ainsi « ce petit bonhomme court sur pattes » qui « jusque-là n’aimait rien tant que la lenteur » se révèle-t-il à lui-même.
Il ne s’arrêtera plus de courir. Ce qui devient un mode d’expression et de résistance. De sa ville natale de Sinŭiju à l’extrême nord près de l’immense fleuve Yahu frontière avec la Chine, il partira un jour pour Séoul où il remporte sans coup férir son premier marathon, qui réunissait « tous les étudiants du pays » et se trouvera embrigadé par les Japonais cherchant à grouper les meilleurs éléments susceptibles de renforcer l’équipe olympique préparée pour Berlin, mais qui exigent son changement de nom puisque « la Corée n’existe plus ». S’il accepte cette offense, être double, « japonais en apparence », lorsqu’il revêtira par obligation du maillot frappé du soleil rouge, il ne sourit pas après s’être adjugé derechef le marathon de Tokyo 1935 en battant tout bonnement le record mondial [2 h-26’ 42’’].
S’il a accepté, c’est pour pouvoir un jour « faire savoir au monde […] quel sort subit notre pays ». A Berlin, passé en tête au 28ème kilomètre, il s’adjugera le titre sans discussion [avec plus de 2 minutes d’avance, et le record olympique 2 h-29’ 19’’ 2]. Mais quand retentit l’hymne japonais, acclamé par l’Olympia Station, il sut à cet instant que « d’une certaine manière, il avait perdu. La médaille qu’un officiel lui avait passée autour du cou avait beau être en or, elle pendait comme une laisse de chien ». Il faut briser ce carcan. Acceptant dans la soirée de dialoguer avec le journaliste AN Bong-neum, exilé en Allemagne, l’interview reprise dans le journal de Séoul le « Dong-a Ilbo » du 25 août 1936, se termine ainsi : « Courir [m’est devenu] plus naturel que marcher… J’ai vaincu. Je dédie cette victoire à mon frère et à tous les Coréens qui m’ont aidé à l’emporter. La Corée vaincra ». Ce sera, dès le retour, le début des « ennuis » et des vexations de toute nature. Pendant la seconde guerre mondiale, on le contraindra à des tournées de propagande pour le recrutement des Coréens ; mais il parviendra simultanément à agir en faveur des réseaux de résistance.
Le cauchemar terminé, la Corée – hélas scindée en deux – ressuscitée, il connaîtra enfin des bonheurs : porte-drapeau précédant l’équipe nationale en juillet 1948 à Londres, c’est à lui, « symbole d’une Corée éternelle qui s’était relevée », que reviendra le 17 septembre 1988 d’être au long d’un tour de piste porté par l’ovation inoubliable de tout un stade l’ultime relayeur de la flamme jusqu’à la vasque des Jeux Olympiques de Séoul. A lui encore de se trouver sur la colline de Montjuïc le 9 août 1922 – 56 ans jour pour jour après Berlin – pour vivre, rêve exaucé, la victoire arrachée dans l’ultime montée par un Coréen, Hwang Young-cho, 22’’ devant… le Japonais Kōichi Morishita. Il s’est éteint à 90 ans le 15 novembre 2002 et « des dizaines de milliers de Coréens en deuil » virent passer le cercueil du grand petit homme porté par huit champions olympiques.
François-Guillaume Lorrain n’est pas un spécialiste de l’athlétisme, ce n’est pas le sujet, et il n’y prétend point. Il a su de manière attachante conter l’histoire de celui qui, du jour où il se mit à courir, ne vécut que pour et par « cette sensation de bondir, pour voler au-dessus du sol. Puis de retomber. Puis de s’envoler à nouveau. A chaque foulée, il lui [semblait] osciller entre la terre et le ciel […]. Quand il courait […] il jouait une musique légère qu’il était le seul à pouvoir entendre. Il se sentait vivant ».
A l’occasion des Jeux Olympiques de Munich en 1972, j’avais eu – et je sors ici des normes aseptisées d’un simple compte-rendu – le vrai plaisir de le rencontrer et d’échanger quelques paroles avec lui. Il me fit don gentiment d’un fanion frappé du « taegeuk coréen bleu et rouge sur fond blanc, entouré des quatre symboles de l’eau, de la terre, du feu et de l’air ». Ce fanion, qui a pris sa place dans les collections du Musée National du Sport de France et qu’il voulut bien me dédicacer, porte en élégants caractères du Hangul sa signature : Shon Kee-Chung.
Jean Durry
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