Le Garçon bleu – Histoire picturale, par Patrick Abraham
Donner une couleur aux garçons aimés est un passe-temps futile, poétique, peut-être maladif, mais qui en vaut un autre, je crois. Certains collectionnent les cartes postales de l’Afrique coloniale, les affiches publicitaires des années cinquante, les capsules de bière, les disques de Fréhel, ou consacrent le peu d’espace où nous parasitons ce globe à acquérir des appartements climatisés dans des pays où ils ne mettront jamais les pieds ou à bâtir une œuvre qui ne leur survivra pas quinze jours. Moi, j’ai plaisir à choisir ceux qui m’émeuvent selon la place où je les classerai dans la palette intime de mes dilections. Un été, dans le sud de la Malaisie puis à Java, un Garçon jaune ne m’a pas quitté. Personne ne m’a rendu plus heureux puis plus malheureux que lui. Il a disparu un matin, emportant quelques objets personnels auxquels je tenais beaucoup mais dont je n’ai pas regretté la perte. Il va sans dire que la couleur que je lui attribue est sans rapport avec celle de sa peau ou de ses yeux, ni avec des préférences vestimentaires – encore que, selon une analogie retorse, on pourrait quand même établir une relation.
A Paris, au milieu des années quatre-vingt-dix, un Garçon vert s’est épris de moi. Nos regards s’étaient croisés devant un bouquiniste du quai Notre-Dame où je faisais semblant de consulter une belle édition illustrée d’Allen de Valery Larbaud. Notre différence d’âge (il avait à peine dix-neuf ans) ne l’a pas effarouché. Nous nous sommes fort bien entendus pendant cinq ou six semaines dans le studio de la rue Lhomond que je sous-louais. Puis sa grâce s’est ternie, j’avais l’impression d’avoir en ma possession une étoffe élimée dont je n’avais plus l’usage, ayant cru en l’acquérant que nous vieillirions à la même allure. J’en ai fait don à un ami dans le besoin. Un Garçon ocre aux nuances orangées m’a tenu compagnie tout un hiver scandinave. J’en garde des souvenirs très doux – des souvenirs de neige qu’éclabousseraient les stries d’un jeune sang. Un Garçon beige si correct, si parfait que j’osais à peine le toucher, a diverti l’un de mes séjours portugais. Je pense à lui dès qu’en feuilletant un journal, une revue ou au hasard de pérégrinations internautiques me tombent sous les yeux les quartiers pentus de Lisbonne entre le Bairro Alto et le Jardim da Estrela ou quand, malgré moi, un air de fado me revient. A Marrakech, un Garçon rose m’a servi de domestique, de cuisinier et de rabatteur dans divers trafics qui nous permettaient de survivre : son cynisme absolu (si absolu qu’il en devenait ingénu, ou si ingénu qu’il en était absolu) me réjouissait. Une vilaine rixe, dans son quartier impossible, a dégénéré. La police l’a arrêté, emprisonné, sans doute un peu battu. J’ai jugé prudent de m’éclipser.
*
Mais c’est d’un Garçon bleu que je dois parler maintenant. J’étais en Italie dans une petite ville des Pouilles. Il y avait un théâtre, assez quelconque en vérité, où un soir sur deux se produisait un acteur au cœur dur pour qui j’avais une toquade (il jouait le rôle de Tonino dans I due gemelli veneziani de Goldoni). Aussi raffiné, aussi aérien sur scène qu’il était ennuyeux dans la vie ordinaire. Mais quoi, chacun sait ce qu’est une toquade ! Je le nommerai Aurelio en hommage à M. Gérard Labrunie. J’avais l’habitude de l’attendre en face de son théâtre, vers onze heures et demie. Nous allions dîner dans une trattoria des environs (lui dévorant, moi grignotant mais buvant plus que lui) puis il montait dans ma chambre. Cette passade se prolongea deux ou trois semaines. Les soirs de relâche, ma foi, je supportais fort bien son absence. Une nuit, il ne ressortit pas. Ses camarades, soudoyés, me bricolèrent un mensonge. L’édifice du dix-septième siècle avait plusieurs issues de secours. Sans doute s’était-il lassé des promesses que je ne lui avais pas faites ou qui, dans ma bouche, n’avaient eu qu’une fonction de convenance ou de rhétorique amoureuse. Il pleuvait et ventait : l’automne peut être lugubre en Italie méridionale. Je regagnais d’un pas chagrin mon hôtel (onéreux mais j’ai toujours cru élégant de n’avoir rien dans les poches à la fin du mois) quand j’aperçus une forme couchée sous l’auvent d’une fruiterie. Un instinct m’aiguisa, je secouai cette forme. Un jeune homme s’extirpa de sa couverture humide, maugréant et me dévisageant d’un sale œil. Il n’était guère beau à l’aune d’Aurelio mais possédait ce que tous les Aurelio de Ligurie, de Rome ou des Deux-Siciles n’auraient jamais pu m’offrir : une minute à peine me fut suffisante pour comprendre que j’avais près de moi, encore ensommeillé, disponible, les cheveux ébouriffés et le pull-over cradingue, le Garçon bleu qui manquait à mon catalogue. O mémoire d’une félicité ! Ernesto (je l’appellerai ainsi en hommage à M. Umberto Poli) s’installa à Paris, chez moi, ou plutôt dans le deux-pièces qu’on m’avait prêté, quai de Jemmapes. Mon hypothèse se confirmait au-delà de mes espérances. Ma palette s’achevait. J’imaginais sans illusion qu’Ernesto, sans m’aimer, me resterait fidèle jusqu’à ce que je fusse trop pauvre ou trop abîmé pour lui garantir un lit, trois repas par jour, des chemisettes et des jeans coûteux, des baskets à la mode, des gadgets électroniques, des effusions sensuelles modérées et, de son côté, une liberté complète : avec satisfaction, avec crainte également, j’avais constaté que les filles, malgré ses dénégations, ne l’attiraient guère. Sa vie avant notre rencontre, lorsqu’il me la relata par bribes, s’avéra limpide. Sans effort ni nécessité de m’y rendre physiquement, je vis le condominio délabré où il avait grandi, l’usine où il avait été employé, les cafés, les terrains vagues et les stades qu’il fréquentait. J’entendis des disputes familiales, des bavardages entre copains, des vantardises sexuelles qui chez lui avaient peu de fondement. Je reconstituai les évènements banals mais dans son interprétation tragiques qui l’amenèrent, un vendredi de novembre (une remarque de trop ; un coup de poing malencontreux ; une colère moins maîtrisée que d’habitude), à fourrer quelques affaires dans un sac en plastique puis, après avoir tourné en rond toute l’après-midi dans le centre de cette petite ville, à trouver refuge sous l’auvent de la fruiterie où je le découvris. Il ne manifesta jamais le moindre remords d’avoir ainsi abandonné les siens, ni n’entreprit aucune démarche sérieuse pour renouer le contact. Quand nous retournâmes en Italie, il n’eut pas la curiosité de faire un détour jusqu’aux Pouilles. J’en conclus qu’il agirait ainsi avec moi, un jour. Je m’y préparais.
*
Il me faut à présent justifier la couleur que je lui accorde. Et raconter la fin de notre idylle. Mais je me sens aussi désemparé que si, poète, je devais légitimer par un discours rébarbatif les images et les rythmes qui s’imposent à moi ou, cinéaste, expliquer pourquoi tel plan doit être coupé, telle musique faire écho à telle scène ou tel geste incomplet exprimer telle émotion. Je me limiterai donc à une incantation. Bleue était la façon qu’avait Ernesto de se mouvoir chez moi ou dans la rue, de se retourner dans le sommeil ou, dans un commerce plus intime, de repousser cette caresse, d’en exiger une autre. Bleus le son et le ton de sa voix lorsqu’il était de mauvais poil, taquin ou aguicheur. Bleus quatre ou cinq tics qui me ravissaient, dont il n’avait pas conscience. Bleue la célérité avec laquelle il enfilait un pantalon ou un blouson ou s’en débarrassait. Bleus les plats qu’il prisait, ceux qu’il détestait. Bleues certaines imperfections physiques qui l’enrageaient mais qui, pour moi, me l’attachaient davantage : des dents mal poussées (à Paris, il voulut se faire poser un appareil orthodontique ; sans enthousiasme, j’acceptai) ; les oreilles légèrement décollées ; une maigreur persistante malgré les séances de musculation qu’il s’imposait chaque matin. Bleus son style de coiffure, l’odeur de ses orteils et de ses aisselles. Bleu le goût de son foutre. Bleus ses caprices, ses mensonges, ses délicatesses. Evidemment, autant que possible, je le dissuadais de s’acheter des vêtements de cette couleur. Je dus même faire changer le papier-peint de sa chambre, sans en avertir bien sûr le propriétaire. Je ne lui ai jamais parlé de mon obsession. Non qu’il n’y eût rien saisi ou qu’il eût pu en être vexé mais c’eût été, pour moi, comme si je déposais mes armes. Comme si, magicien, je livrais à mon public les énigmes de mes tours ou, romancier, allais détailler à un voisin les raisons pour lesquelles je le ferais figurer, transformé, dans mon récit. La conclusion fut brutale. Mais qu’importe puisque ce qu’il m’avait octroyé centuplait ce qui me fut arraché. Je rentrai à l’aube, au début d’un mois d’avril. Il n’était pas là. Un mot était scotché au réfrigérateur : il avait trouvé mieux, à tout point de vue. Un égyptologue dont j’étais à peine l’ami, plus âgé que moi mais avec des revenus moins irréguliers, nous avait invités à dîner dans son loft de la rue Pierre-Fontaine, une semaine plus tôt, enfin m’avait invité mais j’avais eu la forfanterie de demander à mon camarade de m’accompagner. Surtout, il possédait une grande maison à Alexandrie. Ernesto, rhabillé et subventionné, agrémenterait son prochain séjour. Ecrit dans un français approximatif (son orthographe et sa syntaxe italiennes n’étaient pas fameuses non plus), le mot laissait supposer un retour indéterminé, mais je préférai y lire une rupture définitive. J’allai jeter ses effets personnels dans le canal Saint-Martin, le lendemain, puis déménageai du quai de Jemmapes. Le week-end suivant, je reçus un coup de fil de Marrakech. Mon Garçon rose (je le nommerai Athman en hommage à M. André Walter) dont je n’avais pas de nouvelles depuis quatre ou cinq ans, qui ne m’avait jamais recontacté et que j’avais moi-même un peu oublié, était sur le point de faire le grand saut – de se marier. Un soutien était indispensable, apparemment. Je n’hésitai guère. O harmonies secrètes ! ô prodigalité des astres ! Le printemps marocain me consolerait de la grisaille parisienne. Je pris l’avion.
*
Patrick Abraham
- Vu : 2570