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Le français, parlons-en !, Boualem Sansal (par Gilles Banderier)

Ecrit par Gilles Banderier 11.03.25 dans La Une Livres, Les Livres, Critiques, Essais

Le français, parlons-en !, Boualem Sansal, Éditions du Cerf, septembre 2024, 188 pages, 19 €

Ecrivain(s): Boualem Sansal

Le français, parlons-en !, Boualem Sansal (par Gilles Banderier)

 

Quoi que l’avenir tienne en réserve, Le français, parlons-en ! aura été le dernier livre publié par Boualem Sansal avant son incarcération dans les geôles de la dictature algérienne, le 16 novembre 2024 – début d’un long cauchemar. Il est difficile de dire si cette déclaration d’amour à la langue française, doublée de flèches acérées lancées à l’Algérie (« qui, de son propre chef et héroïquement, s’est jetée dans la gueule du néant grâce à quatre programmes rondement menés par son gouvernement : l’arabisation importée d’Égypte, l’islamisation importée d’Arabie, la militarisation importée d’Irak, la politique spectacle importée de Bollywood et Disneyland », p.43 ; « Les pays qui n’ont pas de langues ou qui ont trahi la leur n’ont pas d’avenir. Le pouvoir algérien l’ignorait car à sa naissance, prématurée et illégitime, durant l’été 1962, il lui manquait une moitié de cerveau » p.127), a joué ou non un rôle dans ce sinistre engrenage judiciaire, mais elle n’a certainement pas été considérée comme une circonstance atténuante. On ne saurait cependant réduire – ce que firent probablement les hiérarques algériens – ce livre à une charge, si justifiée soit-elle, contre le pays natal de l’auteur.

Le plurilinguisme en littérature est un phénomène relativement sous-estimé. Jusqu’au XVIIIe siècle inclusivement, la plupart des écrivains européens avaient le choix entre au moins deux langues – en général, le latin et la langue vernaculaire de leur nation. Certains poètes, par exemple, choisirent de ne composer qu’en latin, assurant ainsi à leurs œuvres une diffusion internationale avant, ce qu’à coup sûr ils n’avaient pas prévu, de se voir condamnés à l’oubli. Johan Ludvig Runeberg, le plus grand écrivain finlandais, fut d’expression suédoise.

Mais une langue n’est pas seulement un outil, un moyen de communication ; elle convoie une vision du monde et la question du plurilinguisme n’est pas dénuée d’arrière-plans politiques – ce au moins depuis l’âge classique (le latin fut également la langue de l’Église). Le gouvernement algérien, pour prendre cet exemple, tend à privilégier l’arabe par rapport au français, langue de l’ancienne puissance coloniale. Dans une lettre ouverte au ministre tunisien de l’Éducation nationale, publiée voici dix ans, le 11 août 2015, Mohamed Sadok Lejri avait dégagé les termes de la question et on se permettra de le citer longuement : « La langue arabe peut-elle véhiculer les notions modernes ? Assurément, non ! La langue arabe est déficitaire, elle est déficitaire en notions et en termes scientifiques […]. La langue arabe est une langue traditionnelle qui véhicule le religieux, un peu de littérature et, dans une moindre mesure, quelques bribes de sciences exactes qui, aujourd’hui, sont frappées de caducité […]. L’arabisation est un projet dangereux et criminel. Il convient de tirer des leçons de ce qui s’est passé en Algérie, de tirer des enseignements de l’arabisation tous azimuts qui a eu lieu dans ce pays. L’Algérie l’a déjà essayée et on connaît le résultat. L’Algérie est le meilleur exemple du naufrage de l’enseignement. Si on fait comme l’Algérie, l’enseignement tunisien ne vaudra plus rien dans quelques années. […] L’arabe est la langue des pays les plus arriérés au monde, nos écoles et nos universités sont parmi les moins compétitives au monde. Nous allons enraciner davantage une langue qui, pour l’instant, n’a pas de place dans ce monde. L’arabe peine à s’imposer, il peine à exister parce qu’on ne publie pas en arabe, on ne raisonne pas en arabe, on ne pense pas en arabe. […] À part les extravagances religieuses, on ne publie quasiment rien en arabe. On ne découvre pas en arabe ».

Boualem Sansal est un écrivain au moins bilingue, qui a fait le choix – tout à fait conscient – de composer en français une œuvre de première importance. Le voilà qui publie une Défense et illustration du français. Les motivations ne sont pas celles animant Du Bellay, qui voulait proclamer la dignité du parler vernaculaire face au latin. Le français a depuis beau temps gagné ses lettres de noblesse et, après avoir été la langue de toutes les cours de l’Europe, il semble avoir entamé un processus de déclin provincial.

Ce volume, léger et dense tout à la fois, avait au moment de sa publication une fraîcheur et une innocence qu’il a depuis perdues, car on ne peut désormais s’empêcher de se demander dans quelle mesure il n’a pas forgé un barreau de la prison dans laquelle croupit son auteur. Car, on l’a dit, la langue est une question éminemment politique, non suivant l’adage voulant que tout soit politique, mais parce qu’à travers l’Histoire choisir une langue plutôt qu’une autre dans la diversité foisonnante des parlers humains met en jeu des rapports de pouvoir, c’est-à-dire de sujétion ou de domination. Au XVIe siècle, l’exaltation du français par la monarchie s’accomplit sur fond de gallicanisme et d’éloignement d’avec Rome.

Cela fut dit à propos du Train d’Erlingen : Boualem Sansal est un écrivain qui sait reconnaître les dettes contractées envers ses prédécesseurs. Comme Ernst Robert Curtius dans La Littérature européenne et le Moyen Âge latin, qu’il ne connaît vraisemblablement pas, il ouvre son propos par une série de citations liminaires de Thomas Mann, Raymond Aron, Gilles Deleuze… ou lui-même (« On ne ressuscite pas une civilisation, on l’accompagne directement au musée puis on va en fonder une autre », p.15). Il s’élève sans peine à une hauteur désabusée : « Il n’y a de peuple que dans une culture et une langue, de culture et de langue que dans la liberté, de liberté que dans le courage et l’honneur, de courage et d’honneur que dans l’amour de son pays et des siens. La rupture de la chaîne signe la mort du peuple et la dislocation du pays » (p.45) ; « Les grands empires qui ont fait l’histoire ont disparu de la sorte, dans le mélange des genres, le dérèglement des sens et le pourrissement des âmes » (p.61). Car son livre n’est pas seulement une déclaration d’amour à la langue française, le « latin des Modernes » qui rayonna un temps sur une grande partie de l’Europe (bien des Français exilés, volontairement ou non, en Prusse, en Grande-Bretagne ou en Russie, n’apprirent jamais, au-delà de quelques mots destinés à leurs domestiques, l’allemand, l’anglais ou le russe). On retrouve également la pensée politique déjà exprimée dans sa Lettre d’amitié, de respect et de mise en garde aux peuples et aux nations de la Terre, une pensée centrée sur l’individu (« L’individu n’est réductible à rien, il est la plus parfaite singularité de l’univers et véritablement la seule. L’individu est lui-même, seulement lui-même et rien d’autre, à tout jamais » (p.139), et qu’on pourrait à bon droit qualifier de libertarienne. C’est le moment de rappeler qu’étymologiquement, le français est la langue des hommes libres. Puisse Boualem Sansal retrouver bientôt le monde de la liberté.

 

Gilles Banderier



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A propos de l'écrivain

Boualem Sansal

Boualem Sansal, écrivain algérien né en 1949. Auteur du Village de l’Allemand (2008), Grand Prix RTL-Lire, Grand Prix SGDL du roman et Grand Prix de la francophonie.

Bibliographie :

Le village de l’Allemand ou Le journal des frères Schiller, Gallimard, 2008

Petit éloge de la mémoire, Gallimard, 2007

Poste restante : Alger, Gallimard, 2006

Harraga, Gallimard, 2005

Journal intime et politique : Algérie, 40 ans après, Aube, 2003

Dis-moi le paradis, Gallimard, 2003

L’enfant fou de l’arbre creux, Gallimard, 2000 (Prix Michel Dard)

Le serment des barbares, Gallimard, 1999 (Prix du Premier Roman, Prix Tropiques de l’Agence Française du Développement, Bourse Thyde Monnier)


A propos du rédacteur

Gilles Banderier

 

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Docteur ès-lettres, coéditeur de La Lyre jésuite. Anthologie de poèmes latins (préface de Marc Fumaroli, de l’Académie française), Gilles Banderier s’intéresse aux rapports entre littérature, théologie et histoire des idées. Dernier ouvrage publié : Les Vampires. Aux origines du mythe (2015).